Mémoire : Les facteurs d'institutionnalisation des communs numériques dans l'administration

Résumé : Ce mémoire explore les facteurs déterminants de l'institutionnalisation des communs numériques au sein de l'administration publique. Face aux impératifs de transformation numérique et aux limites des approches conventionnelles, les communs numériques émergent comme une alternative prometteuse. Toutefois, leur ancrage durable soulève des défis complexes. En mobilisant la théorie néo-institutionnelle, la théorie du travail institutionnel et les principes d'Ostrom, cette recherche analyse, à travers une étude de cas multiples, les dynamiques contextuelles, organisationnelles et stratégiques qui favorisent ou entravent l'intégration pérenne de ces initiatives collaboratives dans les pratiques administratives.

Attention

Ce mémoire est actuellement en cours de réalisation et les différentes parties qui le constituent sont susceptibles d'évoluer d'ici à sa finalisation.

Introduction

La transformation numérique de l'administration publique s'impose aujourd'hui comme un impératif, porteur de promesses autant que de tensions. Cette mutation profonde, loin d'être une simple adaptation technologique, interroge les fondements mêmes de l'action publique et de ses modalités de gouvernance. Dans ce contexte de bouleversements, le paradigme des communs numériques émerge comme une voie alternative prometteuse, bien que sa définition et ses implications pratiques fassent encore l'objet de débats et d'interprétations variées au sein même de la sphère publique, susceptible de renouveler les approches traditionnelles de gestion des systèmes d'information publics. Pourtant, malgré leur potentiel transformateur reconnu, l'intégration durable de ces communs dans les structures administratives demeure un défi complexe, soulevant la question cruciale de leur institutionnalisation.

La transformation numérique de l'administration publique, un impératif sous tensions

L'administration publique française, à l'instar de ses homologues internationaux, est engagée dans une profonde mutation sous l'effet du numérique. Cette transformation s'articule autour d'une double ambition. D'une part, la recherche d'efficacité opérationnelle guide les efforts de modernisation. Les technologies numériques promettent l'automatisation des processus, la rationalisation des flux de travail et la réalisation d'économies d'échelle substantielles. Cette quête de performance s'inscrit dans la continuité des réformes managériales publiques, du New Public Management aux approches plus récentes de Digital Era Governance, comme l'analysent Cordella et Paletti (2019) dans leur étude sur le concept de gouvernement plateforme.

D'autre part, la transformation numérique vise à accroître ce que Benington (2007) nomme la valeur publique. Il s'agit de la capacité de l'administration à répondre aux besoins sociétaux et à générer des bénéfices collectifs au-delà de la simple efficience économique, une valeur dont la définition même et les modalités de création par les communs peuvent faire l'objet de tensions entre les attentes administratives, citoyennes et communautaires. Les citoyens attendent désormais des services publics accessibles en continu, personnalisés et intuitifs, à l'image de leurs expériences dans le secteur privé. L'émergence du concept d'État plateforme, où l'administration met à disposition des ressources numériques (données, interfaces de programmation) pour stimuler l'innovation externe, illustre cette ambition renouvelée.

Cependant, cette transformation se heurte à des obstacles structurels considérables. Lindgren et van Veenstra (2018) identifient dans leur analyse de la transformation digitale gouvernementale plusieurs limites majeures, tel que l'héritage de systèmes d'information vieillissants, le fonctionnement en silos organisationnels qui entrave l'interopérabilité et les contraintes budgétaires qui limitent les investissements nécessaires. Ces contraintes techniques s'articulent avec des résistances culturelles et organisationnelles profondes, parfois au sein même des directions chargées de porter cette transformation. Comme le soulignent Bjerke-Busch et Aspelund (2021) dans leur étude sur les barrières à la transformation digitale du secteur public, la culture administrative traditionnelle, caractérisée par l'aversion au risque, les structures hiérarchiques rigides et les routines établies, constitue souvent un frein plus important que les limitations technologiques.

À ces tensions internes s'ajoutent de forts enjeux sociétaux. La dématérialisation des services publics, si elle promet efficacité et accessibilité, soulève la question de l'équité d'accès. Onyango et Ondiek (2021) mettent en garde contre le risque d'exclusion numérique qui pourrait transformer la promesse d'universalité du service public en facteur d'inégalité. Par ailleurs, la gestion de volumes croissants de données personnelles et sensibles exacerbe les problèmes et risques en termes de sécurité, de protection de la vie privée et, plus fondamentalement, de souveraineté numérique. C'est une préoccupation particulièrement aiguë face à la dépendance à l'égard de fournisseurs technologiques non européens [Pohle et Thiel, 2020], une quête de souveraineté elle-même complexe, naviguant entre impératifs de contrôle étatique et la nature potentiellement ouverte et distribuée de certains communs.

Cette situation révèle une tension fondamentale. Alors que la transformation numérique s'inspire souvent de modèles issus du secteur privé, l'administration doit opérer cette mutation dans un cadre institutionnel radicalement différent. Les contraintes du droit public, notamment le code des marchés publics analysé par Mitchell (2022), les obligations de service public (continuité, égalité, adaptabilité), et la nécessité de rendre des comptes démocratiquement créent un ensemble de contraintes spécifiques. Comme le note Crozier (1963) dans son analyse du phénomène bureaucratique, les organisations publiques sont structurées pour garantir la stabilité et l'égalité de traitement plutôt que pour favoriser l'innovation et l'adaptation rapide.

Les limites des approches conventionnelles et l'émergence d'une alternative

Face à ce contexte, les approches conventionnelles de gestion des systèmes d'information publics révèlent leurs limites structurelles. Le développement fragmenté de solutions informatiques au sein de chaque direction ou organisme engendre ce que Sadeghi et al. (2023) décrivent comme un paysage d'îlots technologiques, des systèmes isolés qui peinent à communiquer entre eux et entravent la mise en œuvre de services publics véritablement intégrés. Cette fragmentation nuit non seulement à l'efficacité opérationnelle mais compromet également la capacité de l'administration à offrir une expérience cohérente aux usagers.

La dépendance à l'égard de solutions propriétaires constitue un second écueil majeur. Les risques du verrouillage fournisseur ("vendor lock-in") mettent en lumière les limites de la flexibilité technologique, qui augmentent les coûts à long terme et, plus problématiquement, réduisent le contrôle de l'administration sur ses propres outils numériques [Cox, 2019], bien que l'alternative des communs numériques ne soit pas exempte de nouvelles formes de dépendances potentielles. Cette dépendance soulève des questions de souveraineté numérique particulièrement sensibles dans le contexte géopolitique actuel [Fratini et al., 2024].

Dans ce contexte, le paradigme des communs numériques émerge comme une alternative conceptuellement riche et pratiquement prometteuse. Dulong de Rosnay et al. (2020) définissent les communs numériques comme des ressources informationnelles partagées, gérées collectivement par une communauté selon des règles qu'elle définit elle-même. Cette approche, bien que séduisante, masque parfois la diversité des pratiques et des interprétations du terme "commun" au sein des administrations, où la dimension "communautaire" ou la "gouvernance partagée" peuvent être plus ou moins prégnantes. Cette définition s'inscrit dans la lignée des travaux fondateurs d'Ostrom (1990) sur les communs naturels, tout en reconnaissant les spécificités du numérique, notamment la nature non-rivale de l'information qui, contrairement aux ressources naturelles, ne se dégrade pas avec l'usage.

Le passage du paradigme des communs naturels aux communs numériques a été théorisé par plusieurs auteurs. Benkler (2006) dans "The Wealth of Networks" démontre comment la production par les pairs basée sur les communs constitue un nouveau mode d'organisation économique et sociale. Coriat (2011) souligne la différence fondamentale entre communs fonciers et communs informationnels. Si les premiers sont menacés par la surexploitation, les seconds risquent plutôt la sous-production faute de contributions suffisantes, un défi auquel l'administration publique pourrait apporter une réponse en stimulant et soutenant cette production. Cette spécificité appelle des modes de gouvernance adaptés, comme dans l'application des principes d'Ostrom aux écosystèmes de données ouvertes [Linåker et Runeson, 2022].

La pertinence de ce paradigme pour l'administration publique est multiple et déjà partiellement démontrée par des initiatives concrètes. L'usage croissant de logiciels libres dans les administrations européennes illustre les bénéfices potentiels que sont la réduction des coûts, la mutualisation des développements, ou la flexibilité accrue et moindre dépendance aux fournisseurs [Linåker et al., 2023]. La mise en place de plateformes de données ouvertes démontre comment les communs de données peuvent stimuler l'innovation et la transparence [van Loenen et al., 2021]. Plus fondamentalement, les communs numériques offrent un modèle de gouvernance qui peut s'aligner avec les valeurs du service public, telles que la transparence, la participation et la défense du bien commun [Abiteboul et Bancilhon, 2024], bien que cet alignement ne soit pas automatique et puisse révéler des conflits de logiques institutionnelles.

Cependant, adopter les communs numériques ne se résume pas à un simple choix technique ou économique. Comme le souligne Shulz (2024) dans son analyse du passage de la coproduction à la communalisation des biens et services publics numériques, il s'agit d'un changement de paradigme de gouvernance. Là où l'approche traditionnelle repose sur le contrôle hiérarchique et les relations contractuelles, les communs impliquent une gestion distribuée, des processus de décision participatifs et une ouverture aux contributions externes. Cette transformation touche aux fondements mêmes de l'organisation administrative, au sein desquelles les résistances peuvent être fortes comme l'illustre la trajectoire de la Base Adresse Nationale, passée d'un commun numérique collaboratif à un modèle plus centralisé sous contrôle étatique [Shulz, 2021].

L'institutionnalisation des communs numériques, l'enjeu central

Si les bénéfices potentiels des communs numériques sont largement documentés, leur intégration effective et durable dans l'administration demeure problématique. L'enthousiasme pour ces approches collaboratives se heurte souvent à la réalité des contraintes institutionnelles. Marsan et al. (2012) s'interrogent ainsi sur le degré réel d'institutionnalisation de l'open source dans les organisations, concluant à une adoption souvent superficielle et opportuniste plutôt qu'à une véritable transformation des pratiques.

Pour analyser cet enjeu d'ancrage durable, cette recherche mobilise le concept sociologique d'institutionnalisation. Ainsi, les institutions sont décrites comme des structures sociales qui ont atteint un haut degré de résilience, reposant sur trois piliers [Scott, 2014] :

  • le régulatif (règles et sanctions),
  • le normatif (valeurs et attentes),
  • le culturel-cognitif (schémas de pensée partagés).

L'institutionnalisation désigne ainsi le processus par lequel des pratiques acquièrent progressivement ces caractéristiques institutionnelles, devenant "taken for granted" [Meyer et Rowan, 1977]. Ce processus est d'autant plus délicat que les communs numériques, par leur nature souvent distribuée et leur gouvernance participative, peuvent entrer en tension avec les mécanismes traditionnels de contrôle et de décision de l'administration.

Appliquée aux communs numériques, l'institutionnalisation signifie leur passage d'initiatives expérimentales ou marginales à des approches standards et légitimes dans la gestion des ressources numériques publiques. Ce processus est particulièrement complexe dans le contexte administratif où, comme le montrent DiMaggio et Powell (1983), les organisations publiques subissent des pressions isomorphiques (coercitives, mimétiques et normatives) qui tendent à homogénéiser leurs pratiques selon les modèles dominants. L'introduction des communs représente donc une gageure face aux logiques institutionnelles établies.

Lawrence et Suddaby (2006) enrichissent cette perspective en introduisant le concept de travail institutionnel, qui se caractérise par les efforts intentionnels des acteurs pour créer, maintenir ou transformer les institutions. Cette approche reconnaît l'agence des acteurs, qu'ils soient agents publics "entrepreneurs", managers éclairés, communautés externes ou structures de soutien spécialisées, dans les processus de changement institutionnel, dont les intérêts et stratégies peuvent converger ou diverger. Elle est particulièrement pertinente pour comprendre comment ces acteurs peuvent promouvoir l'adoption des communs numériques malgré les résistances structurelles [Ben Slimane, 2019].

La problématique qui guide ce mémoire est donc : Quels sont les facteurs d'institutionnalisation des communs numériques dans l'administration publique ?

L'émergence de cette question provient notamment des lacunes de la littérature académique sur le sujet. Si des travaux existent sur la transformation numérique de l'État [Jerab, 2024], sur les communs numériques [El Yahyaoui, 2022], et sur les processus d'institutionnalisation [Lawrence et al., 2009], peu d'études se situent spécifiquement à leur intersection. Peu d'études, en particulier dans le contexte français, ont analysé l'interaction entre les stratégies des acteurs (le travail institutionnel), les caractéristiques spécifiques des communs numériques (notamment leur gouvernance interne), et les dynamiques de l'environnement institutionnel public pour expliquer les trajectoires variées d'institutionnalisation, allant de l'ancrage réussi à l'échec ou à la transformation. Namayala et al. (2024) appellent à des recherches sur l'institutionnalisation des logiciels libres dans les institutions publiques, soulignant le manque d'analyses systématiques des facteurs facilitateurs et des obstacles. De même, Shulz (2021) dans sa thèse sur la transformation de l'État par les communs numériques, identifie le besoin de mieux comprendre les mécanismes d'ancrage institutionnel de ces pratiques.

Structure et ambitions du mémoire

Pour répondre à cette problématique, ce mémoire s'articule en trois parties complémentaires.

La première partie établit le cadre conceptuel nécessaire à l'analyse. Elle examine d'abord ce qu'implique la recherche de performance numérique dans l'administration publique, en analysant les impératifs de modernisation, les limites des systèmes actuels et les spécificités du contexte administratif français. Elle explore ensuite le paradigme des communs numériques, depuis ses fondements théoriques jusqu'à sa pertinence pour le secteur public. Enfin, elle approfondit le concept d'institutionnalisation en mobilisant les théories néo-institutionnelles et du travail institutionnel, articulées avec les principes de gouvernance des communs d'Ostrom.

La deuxième partie présente le cadre méthodologique de la recherche. Elle détaille le positionnement épistémologique adopté, la stratégie d'étude de cas multiples retenue, et les méthodes de collecte et d'analyse des données. Cette approche qualitative vise à saisir la complexité des processus d'institutionnalisation dans leur contexte organisationnel et culturel spécifique.

La troisième partie expose et discute les résultats empiriques. Elle caractérise d'abord les initiatives étudiées et leurs contextes, puis analyse les dynamiques d'institutionnalisation observées en identifiant les facteurs facilitateurs et les obstacles. La discussion confronte ces résultats au cadre théorique, permettant d'affiner la compréhension des mécanismes en jeu et de formuler des préconisations pour les praticiens et décideurs publics.

Ce mémoire ambitionne ainsi de contribuer à une meilleure compréhension des conditions nécessaires à l'intégration réussie des communs numériques dans l'administration publique. Au-delà de l'identification des facteurs d'institutionnalisation, il vise à éclairer les transformations plus larges que cette intégration implique pour la gouvernance publique à l'ère numérique, et à mettre en lumière les conditions organisationnelles et managériales spécifiques qui permettent à l'administration non seulement d'adopter des communs, mais aussi de co-construire et de soutenir activement leur développement, dépassant ainsi une simple posture de consommateur. En croisant les apports de la sociologie des organisations, de la théorie des communs et des sciences de l'information, cette recherche espère offrir des clés de lecture utiles.


PARTIE I : L’administration publique face à l’impératif de performance numérique : potentiel et institutionnalisation des communs numériques

L'administration publique contemporaine est confrontée à une injonction paradoxale, celle d'améliorer continuellement la qualité et l'efficience de ses services dans un contexte de ressources souvent contraintes, tout en intégrant les profondes mutations induites par le numérique. Cette première partie s'attachera à diagnostiquer cette situation, en mettant en lumière les pressions qui s'exercent sur l'action publique et les limites des approches traditionnelles face aux défis numériques. Ensuite le paradigme émergent des communs numériques sera exploré, en analysant ses fondements, ses mécanismes et sa pertinence potentielle comme levier de transformation. Enfin, la notion d'institutionnalisation comme enjeu central pour l'ancrage durable de ces communs au sein des pratiques administratives sera évalué.

1.1. Le diagnostic : performance numérique sous contraintes et nécessité d’optimisation

Au sein des administrations publiques, la transformation numérique est désormais indissociable d’une quête de performance et de création de valeur. Toutefois, cette ambition s’exerce sous de fortes contraintes, qu’elles soient managériales, technologiques ou institutionnelles. Elles obligent à repenser en continu les modes d’action et à optimiser les systèmes en place. Il est dès lors indispensable d’établir un diagnostic précis des enjeux actuels, avec d’une part, la compréhension de la recherche de performance et les attentes accrues en matière de valeur publique, et d’autre part, l’identification des limites structurelles et fonctionnelles des systèmes d’information publics. Il s'agira enfin d'analyser les spécificités du contexte administratif et leurs incidences sur la conduite du changement. Ce diagnostic met en lumière le décalage entre l’impératif de modernisation numérique et les réalités du terrain, préparant ainsi l'exploration de nouvelles approches telles que les communs numériques.

1.1.1. La recherche de performance et les attentes de création de valeur publique

L'action administrative ne s'inscrit pas dans un vide intemporel, mais répond à des exigences croissantes de performance et de création de valeur pour la société.

1.1.1.1. Une modernisation continue sous pression : impératifs politiques, budgétaires et citoyens

Depuis plus de deux décennies, l’administration publique est engagée dans une modernisation numérique continue, poussée par de multiples pressions. Sur le plan politique, la transformation numérique s’impose comme un moteur central des réformes administratives, comme en témoignent les programmes gouvernementaux et engagements internationaux. Par exemple, la Déclaration de Tallinn de 2017 consacre les principes du « numérique par défaut » et de la transparence, liant explicitement digitalisation, amélioration de la gouvernance et réduction des dépenses publiques [Tallinn Declaration, 2017]. Dans le même temps, la contrainte budgétaire agit comme un catalyseur. Dans un contexte d’austérité et de finances publiques tendues, la performance est souvent assimilée à l’efficience, c’est à dire « faire mieux ou autant avec moins ». Le numérique est alors perçu comme un levier pour automatiser les tâches, dématérialiser les procédures et abaisser les coûts de fonctionnement des services publics. Cependant, cette quête d’efficience s’accompagne d’une tension entre les investissements initiaux qu’exige la transformation (infrastructures, formation) et les économies attendues à terme, rendant délicat la recherche d'un juste équilibre [Jerab, 2024]. Enfin, les attentes des citoyens, façonnées par les services numériques du secteur privé, exercent une pression croissante sur l’administration. L’expérience utilisateur offerte par les grandes plateformes (mobilité, simplicité, accès permanent) rehausse les standards auxquels les usagers comparent désormais les services publics. Ainsi, « les standards d’attente des citoyens vis-à-vis des services publics, en matière de simplicité, rapidité, personnalisation, ont été rehaussés par les plateformes privées » [Jerab, 2024], ce qui oblige l’État à adapter son offre. Jin (2024) souligne d’ailleurs les contraintes d’une gouvernance publique à l’ère numérique pour répondre à ces nouvelles exigences, tout en y voyant des opportunités d’améliorer l’interaction État-citoyen [Jin, 2024].

Cette triple pression, politique, financière et sociétale, place l’administration devant l’injonction de se réinventer en profondeur. Elle révèle une insatisfaction latente à l'égard des modes de fonctionnement traditionnels, jugés trop lourds ou inefficaces, et légitime la recherche de solutions innovantes pour un service public plus performant. C’est dans ce contexte qu’émergent de nouvelles approches, parmi lesquelles les communs numériques pourraient jouer un rôle, posant ainsi la question de ce que recouvre réellement la « performance » publique dans un environnement numérisé.

1.1.1.2. Vers un cadre de valeur publique au-delà de l’efficience : équité, transparence, participation et durabilité

La notion de performance administrative ne peut plus se limiter à des critères strictement économiques ou quantitatifs. De fait, un consensus s’installe pour adopter un cadre normatif plus large de la « valeur publique », intégrant des dimensions qualitatives telles que l’équité, la transparence, la participation citoyenne ou le développement durable [Benington, 2007], [Bryson et al., 2014]. Selon Benington (2007), la valeur publique correspond à ce que le public valorise réellement et qui est produit par l’action publique, dépassant la simple mesure des produits bureaucratiques pour englober les impacts sociétaux plus larges [Benington, 2007]. En d’autres termes, la performance publique se juge dorénavant à l’aune de la satisfaction des besoins collectifs, de la confiance accordée aux institutions ou de la justice sociale rendue, et pas seulement via des gains d’efficience interne.

Cette évolution conceptuelle, déjà formulée par Moore et Benington, a été renforcée par la littérature récente sur la transformation numérique. Bryson et al. (2014) affirment que la gestion publique doit viser des objectifs multidimensionnels. C'est à dire non seulement l’efficience économique, mais aussi la qualité des services, l’équité d’accès, la transparence des processus et la légitimité démocratique des décisions [Bryson et al., 2014]. De même, Cordella et Paletti (2019) soulignent que le numérique offre l’opportunité de créer de la valeur publique en améliorant la participation et en rendant l’action publique plus ouverte et collaborative. Par exemple, les initiatives d’Open Data illustrent bien cette quête de valeur publique élargie. La mise à disposition des données gouvernementales vise certes à stimuler l’innovation économique, mais aussi à accroître la transparence de l’action publique et la participation de la société civile. La création de valeur est d’ailleurs souvent présentée comme l’objectif principal de ces démarches d’ouverture des données [Benmohamed et al., 2024]. Concrètement, l’ouverture des données gouvernementales a été proposée comme une réponse à de nombreux enjeux publics, permettant de « promote transparency, contribute to opening-up government action, and publicise the results of policies » [Curto-Rodríguez et al., 2025]. De surcroît, en associant les citoyens et les développeurs externes à la réutilisation de ces ressources numériques, l’administration peut co-produire de nouveaux services, renforçant ainsi la participation et l’efficacité globale du secteur public [Pozen, 2020], [Emigawaty et al., 2023].

Adopter le prisme de la valeur publique conduit donc à redéfinir les indicateurs de performance. Il ne s’agit plus seulement de mesurer le coût ou le délai d’une prestation administrative, mais d’évaluer dans quelle mesure celle-ci améliore effectivement le bien-être collectif, la confiance du public ou la qualité démocratique. Par exemple, un projet numérique performant sera celui qui, tout en rationalisant les processus, renforce la transparence des décisions et implique les usagers dans leur conception, autant de critères auparavant secondaires voire absents des tableaux de bord de l’administration [Benmohamed et al., 2024]. Ce nouvel exigence complexifie la tâche des acteurs publics qui doivent arbitrer entre efficience et autres valeurs, mais oriente également la recherche de solutions numériques innovantes qui pourraient aider à concilier ces différents objectifs.

1.1.1.3. Limites du New Public Management et émergence d’une « Digital Era Governance » adaptée au numérique

Les modèles managériaux de l’administration évoluent sous l’impact du numérique. Le New Public Management (NPM), paradigme dominant des années 1990-2000, a introduit une culture de la performance inspirée du privé, avec ses indicateurs quantifiés et sa logique de contractualisation des services publics. Cette approche a permis des gains en efficience, mais a aussi montré ses limites à l’ère numérique. En se focalisant sur des objectifs souvent fragmentés par unités ou par agences, le NPM a parfois entraîné un effet silo accru de l’action publique et une vision trop étroite de la performance par l'instauration de mesures purement internes, au détriment des résultats globaux [Dunleavy et al., 2006]. Par cette méthode, l’État organisé selon le NPM, a pu améliorer ses résultats, notamment par une séparation entre décideurs et exécutants, un pilotage par objectifs chiffrés, mais au prix d’une coordination plus difficile entre entités et d’une attention moins soutenue aux enjeux transversaux comme l'innovation, ou la satisfaction usager [Lindgren et Van Veenstra, 2018].

Face à ces limites, de nouveaux référentiels de gestion publique émergent. Dunleavy et al. (2006) ont ainsi théorisé la « Digital-Era Governance », caractérisée par la recentralisation autour de l’usager, la réintégration des services autrefois éclatés et l’exploitation stratégique des technologies numériques pour repenser les processus publics plutôt que simplement les automatiser [Dunleavy et al., 2006]. Concrètement, ce paradigme prône un État en réseau, capable de partager données et ressources entre administrations, et de délivrer des services intégrés centrés sur les besoins de l’usager plutôt que sur les structures internes. On assiste ainsi à un glissement d’une logique de « gestion par la performance », au sens NPM, avec le citoyen envisagé comme un client, vers une logique de « recherche de valeur publique », avec le citoyen considéré comme un coproducteur potentiel de services [Benington, 2007]. Les projets de transformation numérique réussis impliquent généralement un dépassement des cloisonnements bureaucratiques hérités du NPM, via une gouvernance plus transversale, agile et innovante [Lindgren et Van Veenstra, 2018].

CritèreNew Public Management (NPM)Digital Era Governance (DEG) (Dunleavy et al., 2006)
Focus principalEfficience interne, réduction des coûts, fragmentationValeur publique, intégration des services, orientation usager/citoyen
Rôle du citoyenClient, consommateur de servicesCo-producteur, citoyen engagé, partenaire
Approche technologiqueAutomatisation des processus existants, externalisationTransformation numérique, réingénierie des processus, État plateforme
Structure organisationnelleAgences autonomes, concurrence interne, silosCollaboration inter-organisationnelle, réseaux, gouvernance intégrée
Indicateurs clésQuantitatifs, performance par unitéMultidimensionnels (équité, transparence, participation, durabilité)
Limites pour le numériqueVision étroite de la performance, silos persistants, faible agilitéComplexité de la coordination, nécessité de nouvelles compétences

Tableau 1 : Comparaison des paradigmes du New Public Management (NPM) et de la Digital Era Governance (DEG)

Cette comparaison met en exergue le glissement d’une logique de « gestion par la performance », où le citoyen est envisagé comme un client passif, vers une logique de « recherche de valeur publique », où il est considéré comme un coproducteur potentiel de services, comme le souligne Benington (2007). La DEG prône un État en réseau, capable de partager données et ressources entre administrations, et de délivrer des services intégrés centrés sur les besoins de l’usager plutôt que sur les structures internes. Les projets de transformation numérique réussis impliquent d’ailleurs généralement un dépassement des cloisonnements bureaucratiques hérités du NPM, via une gouvernance plus transversale, agile et innovante [Lindgren et Van Veenstra, 2018].

En somme, la spécificité du contexte numérique oblige l’administration à faire évoluer ses modèles de gestion. Le NPM, axé sur la compétition interne et les indicateurs quantitatifs, cède progressivement du terrain à des approches intégratives privilégiant collaboration et orientation usager. Cette évolution théorique souligne l'idée centrale que pour atteindre la performance numérique, il ne suffit plus d’importer des méthodes du privé, il faut aussi tenir compte des spécificités du secteur public et des opportunités offertes par le numérique pour repenser en profondeur l’organisation et la délivrance du service public. Cette réalisation conduit à examiner concrètement les freins qui subsistent au sein de l’appareil administratif et comment les surmonter. Cela amène à étudier les contraintes structurelles et fonctionnelles pesant sur les systèmes d’information publics.

1.1.2. Les limites structurelles et fonctionnelles des systèmes d’information publics

Après avoir considéré l’impératif de performance et son élargissement à la valeur publique, il importe d’analyser les obstacles concrets qui entravent la transformation numérique de l’administration. De nombreuses contraintes inhérentes aux systèmes d’information publics actuels limitent en effet la performance numérique. Ces limites sont à la fois structurelles, liées à l’architecture et à l’organisation des SI, et fonctionnelles, liées à leur usage et à leur gestion.

1.1.2.1. Interopérabilité insuffisante et silos persistants : des freins à la collaboration transversale

Un premier obstacle tient à la faible interopérabilité des systèmes et à la persistance de silos organisationnels entre administrations. L’interopérabilité recouvre plusieurs niveaux :

  • technique (connexion et compatibilité des systèmes),
  • sémantique (standards communs pour les données échangées),
  • organisationnel (coordination des processus métier),
  • juridique (cadres légaux autorisant l’échange de données).

Or, l’absence ou l’insuffisance de l’un de ces niveaux bloque les autres, empêchant une vision intégrée de l’action publique [Sadeghi et al., 2023]. De fait, beaucoup d’administrations restent prisonnières d’un fonctionnement en silos. Chaque ministère, agence ou collectivité ayant historiquement développé ses applications et bases de données de manière autonome, sans standards communs ni gouvernance partagée. L’héritage de logiques verticales (chimneys ministériels) et de jardins clos technologiques fait que les systèmes d’information publics sont souvent fragmentés et peu communicants [Liarte et al., 2024].

Les conséquences de ces silos sont multiples. Du point de vue interne, ils entraînent des redondances de données et des surcoûts. La même information est stockée et gérée par des entités différentes sans mutualisation, chaque administration finissant par réinventer la roue de son côté. Du point de vue de l’usager, le manque de coordination se traduit par des démarches plus lourdes, tel que devoir fournir plusieurs fois les mêmes informations à divers guichets, faute de partage inter services. Cet état de fait contrevient au principe du « Dites-le nous une fois » prôné par l’Union européenne, et intégré à la loi ESSOC (2018). Globalement, l’absence d’interopérabilité nuit à l’efficacité de l’action publique : il est difficile pour l’État d’avoir une vue d’ensemble des situations pour piloter des politiques transversales, et difficile pour les agents de collaborer au-delà des frontières administratives étanches [Liarte et al., 2024].

Conscient de ce problème, l’État a multiplié les cadres d’interopérabilité et autres référentiels pour encourager l’ouverture des systèmes, comme le Cadre Commun d’Interopérabilité en France, ou les normes européennes du programme ISA². Des solutions techniques sont également déployées, telles que la généralisation des API (interfaces de programmation) permettant aux applications de différentes administrations de communiquer entre elles. Bokolo (2024) met en avant le rôle crucial des API pour intégrer des systèmes hétérogènes, en s’appuyant sur des exemples de smart cities où ces interfaces facilitent le partage de données entre services urbains. Par ailleurs, la recherche propose des architectures de référence pour orchestrer des « systèmes de systèmes » publics, soulignant toutefois la complexité inhérente à une intégration à grande échelle [Sadeghi et al., 2023]. Malgré ces efforts, de nombreux défis persistent : atteindre une interopérabilité totale reste un idéal coûteux et techniquement ambitieux, et les obstacles sont souvent plus organisationnels et culturels que purement techniques (réticences à partager le pouvoir ou les données, divergences d’intérêts, etc.).

Le déficit d’interopérabilité apparaît en définitive comme le symptôme d’une administration qui peine à fonctionner de manière transversale et collaborative. Il traduit un besoin d’ouverture que les approches traditionnelles ont du mal à satisfaire. À ce titre, il est notable que les communs numériques, reposant par nature sur des standards ouverts et du code mutualisable, pourraient apporter des réponses pour améliorer l’interconnexion des systèmes publics [Liarte et al., 2024]. Par exemple, l’adoption de logiciels libres communs à plusieurs administrations faciliterait le partage de données et la compatibilité des outils. Cette piste des communs sera à considérer, mais auparavant, un autre ensemble de contraintes techniques mérite examen. Il s'agit de la dépendance aux technologies existantes et le poids des systèmes anciens.

1.1.2.2. Dépendance technologique et systèmes hérités : coût, rigidité et perte de maîtrise

Un second frein majeur à la performance numérique de l’administration réside dans la dépendance aux fournisseurs technologiques et le poids des systèmes hérités (legacy systems). Le phénomène de vendor lock-in, ou verrouillage par un fournisseur, désigne la situation où une organisation, après avoir adopté une technologie propriétaire, se retrouve liée à ce fournisseur au point qu’il devient difficile et coûteux d’en changer [Mitchell, 2022]. Ce verrouillage concerne par exemple les suites bureautiques, les ERP ou les solutions cloud propriétaires largement implantés dans le secteur public. Pelz et al. (2019) en ont analysé les conséquences à travers le cas de la ville de Munich. La ville de Munich faisait face à une dépendante de longue date à un éditeur privé, la municipalité a tenté de migrer vers des solutions libres (projet LiMux) pour retrouver sa marge de manœuvre, mais s’est heurtée à des pressions et à des coûts de transition élevés [Pelz et al., 2019]. Ce cas illustre combien sortir d’une dépendance technologique peut s’avérer complexe, même lorsqu’existent des alternatives jugées plus économiques ou efficaces.

À cette dépendance aux fournisseurs s’ajoute le fardeau des systèmes informatiques anciens développés il y a plusieurs décennies. Beaucoup de SI publics reposent encore sur des applications legacy, comme des logiciels maison vieillissants, conçus avec des technologies aujourd’hui obsolètes et souvent peu documentés. Ces systèmes hérités sont rigides, difficiles à faire évoluer et coûteux à maintenir. Ils requièrent parfois des compétences techniques rares (maîtrise de langages ou d’architectures dépassées) et comportent des risques accrus (problèmes de sécurité, faiblesse de la résilience) [Bjerke-Busch et Aspelund, 2021]. L'omniprésence de ces legacy systems constitue l’une des barrières significatives à la transformation numérique du secteur public [Bjerke-Busch et Aspelund, 2021]. Les nouveaux projets doivent souvent composer avec un existant lourd qu’on ne peut ni remplacer du jour au lendemain, ni interconnecter facilement aux technologies modernes.

Le cumul du lock-in et des legacy systems affecte la performance à plusieurs égards. D’une part, il génère des coûts récurrents élevés (licences logicielles propriétaires, maintenance spécifique), grignotant les marges budgétaires qui pourraient être allouées à l’innovation [Pelz et al., 2019]. D’autre part, il réduit fortement l’agilité de l’administration. Intégrer une nouvelle solution, adapter un service aux besoins émergents ou simplement mettre à jour une fonctionnalité peut prendre des mois, car le SI est inflexible ou dépend d’un tiers.

Enfin, c’est une question de souveraineté numérique et de maîtrise. Un État trop tributaire de fournisseurs uniques ou de technologies qu’il ne contrôle pas perd la main sur ses orientations technologiques critiques [Mitchell, 2022]. Par exemple, devoir s’aligner sur la feuille de route d’un éditeur privé peut contraindre les choix techniques, et la fin de support d’un vieux système peut mettre en péril la continuité d’un service public.

Face à ces enjeux, l’open source apparaît souvent comme une levier d’atténuation. En adoptant des logiciels libres et ouverts, l’administration peut espérer réduire le lock-in, augmenter la modularité de son SI et se réapproprier sa technologie [Mitchell, 2022]. D’ailleurs, une circulaire du Premier ministre en 2012 encourageait déjà l’usage des logiciels libres dans l’administration française, soulignant leurs bénéfices en termes de souplesse et d’indépendance vis-à-vis des grands éditeurs [Premier Ministre, 2012]. De même, la Loi pour une République numérique de 2016 a inscrit l’ouverture des codes sources publics comme un objectif, permettant théoriquement plus de mutualisation et de contrôlabilité des logiciels publics [Loi Rép. num., 2016]. Toutefois, il convient de nuancer ces perspectives : l’open source n’est pas une panacée et peut engendrer de nouvelles formes de dépendance (envers une communauté de développeurs, ou nécessiter des compétences spécifiques pour la maintenance) [Mitchell, 2022]. De plus, la migration hors de systèmes propriétaires ou anciens est un processus long, coûteux et risqué, qui doit être planifié sur le long terme.

En résumé, la dette technologique accumulée, via des choix passés aujourd’hui contraignants, réduit la capacité de l’administration à innover rapidement et en toute autonomie. Ces contraintes techniques et financières rendent l’appareil public moins agile et potentiellement moins souverain dans ses décisions informatiques. Ici encore, les communs numériques (tels que les logiciels libres ou les plateformes partagées) offrent en théorie une voie pour desserrer ces étaux en promouvant l’ouverture, la réversibilité et la maîtrise collective des outils [Mitchell, 2022]. Cette piste rejoint celle de la mutualisation et du partage, qui fait le lien avec un troisième type de difficultés, qu'est la capacité de l’administration à capitaliser sur ses ressources immatérielles et à moderniser ses méthodes de travail.

1.1.2.3. Manque de capitalisation logicielle et inertie des méthodes : duplication des efforts, perte de connaissances, faible agilité

Le troisième frein identifié relève de la gestion des actifs immatériels de l’administration (logiciels, connaissances, pratiques) et de l’inadéquation des méthodes de développement traditionnelles face aux besoins actuels. D’une part, la sphère publique souffre d’une faible capitalisation des solutions logicielles existantes, ce qui entraîne une duplication des efforts. Faute de réel catalogue des applications déjà développées par d’autres entités, faute de politiques systématiques de réutilisation ou de plateformes de partage, il n’est pas rare que différentes administrations conçoivent séparément des outils similaires pour des besoins identiques. Il s'agit d'un phénomène de « Not Invented Here » assez répandu [El-Halawany et al., 2024]. Par exemple, deux villes ou deux ministères peuvent fort bien, chacun de leur côté, payer le développement d’un logiciel de gestion de subventions ou d’une application mobile pour les usagers, sans mutualisation ni apprentissage commun. Outre le gaspillage de ressources que cela représente, cette duplication prive l’administration des économies d’échelle et des effets d’apprentissage qu’une approche collaborative permettrait.

Liée à cela est la perte de savoirs et de compétences clés au sein des organisations publiques. Le turn-over des agents (mobilités, départs à la retraite) combiné à un manque de documentation structurée et à une externalisation excessive de certaines activités a pour effet une érosion de la mémoire technique et organisationnelle [Neumann et al., 2024]. Quand un service public dépend fortement de prestataires externes sans transfert de compétences, ou lorsque les experts d’un ancien système partent sans succession préparée, l’administration peut se retrouver incapable de maintenir ou de faire évoluer ses propres applications [Baxter et al., 2023]. Ce déficit de gestion des connaissances internes accroît, là encore, la dépendance envers l’extérieur et ralentit les évolutions. Chaque nouveau projet repart de zéro ou presque, faute de capitalisation sur l’existant.

Enfin, les méthodes de conduite de projets informatiques dans le secteur public sont souvent marquées par une certaine inertie. Traditionnellement, les projets suivent des cycles en V lourds (longue phase de spécifications, développement cloisonné, livraison finale tardive), peu compatibles avec l’agilité requise par les technologies numériques modernes. Baxter et al. (2023) et Neumann et al. (2024) analysent ainsi les difficultés qu’éprouvent les administrations à adopter les méthodes agiles. C'est le constat d'une culture managériale qui valorise la planification exhaustive plutôt que l’expérimentation. Ce sont les contraintes juridiques des marchés publics qui exigent de définir à l’avance le périmètre et le coût, ce qui est antinomique avec une approche itérative. C'est aussi la nécessité de prévisibilité budgétaire annuelle incompatible avec des ajustements en cours de route [Baxter et al., 2023], [Neumann et al., 2024]. Ces freins culturels et institutionnels font que, même lorsque des outils numériques innovants sont disponibles, leur développement ou leur déploiement peut rester excessivement lent et rigide par rapport au rythme des besoins.

Les conséquences de ces difficultés de capitalisation et de méthode se mesurent en ressources gaspillées (temps, budget) et en lenteur d’exécution, à l’heure où au contraire la transformation numérique impose une réactivité accrue. L’absence de partage et de coordination entraîne un éparpillement des efforts, tandis que les procédures internes trop rigides ralentissent des projets qui devraient être conduits de façon plus agile. Une nouvelle fois, les communs numériques, par leur philosophie de partage et de collaboration ouverte, et par les modes de développement souvent plus itératifs qu’ils promeuvent, pourraient apporter des réponses à ces problèmes. En effet, la mise en commun de logiciels sous licence libre, l’animation de communautés d’entraide entre développeurs publics, ou l’adoption de plateformes collaboratives de code source sont autant de pratiques inspirées des communs qui visent justement à éviter la duplication, à retenir les connaissances dans un patrimoine commun, et à accélérer les cycles d’innovation. Certaines administrations commencent à explorer ces voies, comme par le déploiement de forges de code source gouvernementales ou des communautés de pratique inter-ministérielles sur des outils partagés.

En synthèse, les limites structurelles et fonctionnelles des systèmes d'information publics traditionnels, analysées dans les sections précédentes (1.1.2.1 à 1.1.2.3), peuvent être mises en regard des pistes que le paradigme des communs numériques, qui sera détaillé ultérieurement (section 1.2), pourrait offrir pour y remédier. Le tableau ci-après illustre cette mise en perspective.

Limite des SI Publics TraditionnelsConséquences pour l'administrationPiste/Potentiel offert par les Communs Numériques
Interopérabilité insuffisante et silos persistants (1.1.2.1)Inefficacité, redondances, expérience usager fragmentée, surcoûtsStandards ouverts, mutualisation des développements, plateformes partagées
Dépendance technologique et systèmes hérités (1.1.2.2)Coûts élevés (vendor lock-in), rigidité, perte de maîtrise, risques de sécuritéLogiciels libres, modularité, réappropriation technologique, souveraineté
Manque de capitalisation logicielle et inertie des méthodes (1.1.2.3)Duplication des efforts, perte de connaissances, faible agilitéPartage de code source, communautés de pratique, développement itératif

Tableau 2 : Limites des SI Publics Traditionnels et Pistes Offertes par les Communs Numériques

Ce tableau met en évidence un décalage persistant entre les impératifs de performance numérique et les capacités actuelles des systèmes d'informations publics, soulignant la pertinence d'explorer des alternatives telles que les communs numériques. Toutefois, si ces solutions peinent encore à s’imposer largement, c’est qu’elles se heurtent à des caractéristiques plus profondes du contexte administratif. La section suivante propose d’examiner ces spécificités de l’administration publique, qu’elles soient organisationnelles, normatives ou structurelles, afin de comprendre comment elles influencent l’adoption et l’institutionnalisation de nouvelles pratiques telles que les communs numériques.

1.1.3. Spécificités du contexte administratif et incidences sur la transformation numérique

En plus des défis technologiques et des pressions externes décrits ci-dessus, la réussite de la transformation numérique dépend étroitement des caractéristiques propres à l’administration publique elle-même. Cette sous-partie explore ces spécificités endogènes, qui peuvent constituer des freins, ou plus rarement des leviers, pour l’adoption et l’institutionnalisation des innovations numériques, notamment des communs. Ces spécificités revêtes différents aspects, qu'il s'agisse des facteurs organisationnels et culturels internes, du cadre juridique et réglementaire, ou encore de la complexité de la gouvernance multi-niveaux et les impératifs de souveraineté.

1.1.3.1. Culture bureaucratique et résistance au changement : un terreau difficile pour l’innovation

L’administration publique demeure, par nature, une organisation bureaucratique au sens weberien du terme. A savoir hiérarchisée, régie par des règles formelles et une division stricte des responsabilités [Weber, 1922]. Ce modèle bureaucratique, s’il assure stabilité, prévisibilité et traitement égalitaire des usagers, s’accompagne aussi de structures lourdes et d’une certaine inertie. Michel Crozier avait mis en évidence dès les années 1960 la tendance des grandes bureaucraties à développer des routines de pouvoir et des zones d’incertitude qui rendent le changement ardu. « Les organisations bureaucratiques sont habitées par des manières de faire du passé », ce qui engendre une forte résistance interne à toute remise en cause [Crozier, 1963]. Aujourd’hui encore, les études sur l’innovation publique constatent que les freins les plus tenaces ne sont pas technologiques mais bien culturels et organisationnels [Bjerke-Busch et Aspelund, 2021]. Par exemple, la crainte de perdre son pré carré (compétences exclusives, informations détenues) peut pousser certains services à freiner des projets transversaux. De même, une aversion au risque assez répandue dans la fonction publique incite souvent à privilégier l'immobilisme plutôt que d’engager une initiative numérique dont l’issue est incertaine [Liarte et al., 2024].

Un autre trait du contexte administratif est son caractère « à couplage lâche » (loose coupling) entre services. Chaque entité a ses objectifs propres et reste relativement autonome, ce qui peut diluer les impulsions de changement venues du sommet [Weick, 1976]. Par conséquent, même lorsque la volonté politique de transformer existe, elle peut se heurter à la fragmentation interne et aux logiques ancrées de longue date. Bjerke-Busch et Aspelund (2021) soulignent ainsi que l’introduction de méthodes de travail agiles ou de projets collaboratifs se heurte fréquemment aux silos culturels et à la structure verticale de l’administration, peu propices au travail transversal.

Ces facteurs endogènes contribuent à expliquer pourquoi l’adoption de nouvelles pratiques, telles que les communs numériques, est une gageure. Partager librement des ressources, co-construire des solutions avec des acteurs externes ou fonctionner en réseau heurtent de front certains principes bureaucratiques bien ancrés (contrôle hiérarchique, cloisonnement des fonctions, secret professionnel, etc.). Par exemple, une plateforme de développement de logiciel libre et mise en commun par plusieurs ministères suppose une confiance mutuelle et une ouverture qui ne sont pas innées dans la culture administrative traditionnelle [Liarte et al., 2024]. Cela ne signifie pas que le changement soit impossible, des évolutions culturelles sont en cours, de nouvelles générations de fonctionnaires sont plus enclines à la collaboration ouverte, mais il faut composer avec un lourd héritage organisationnel. La résistance au changement peut se manifester de multiples façons subtiles comme la non application des nouvelles directives, ou simplement les habitudes de travail difficiles à bousculer.

L’environnement bureaucratique de l’administration publique tend structurellement à la prudence et à la conservation des routines, ce qui ralentit la diffusion des innovations numériques. Comprendre ces freins culturels est essentiel, car ils forment la trame que toute réforme, y compris l’instauration de communs numériques, doit prendre en compte. Des mesures d’accompagnement du changement, de formation à la culture numérique, et de valorisation interne de l’innovation sont souvent nécessaires pour atténuer ces obstacles [Bjerke-Busch et Aspelund, 2021].

1.1.3.2 Cadre juridique et réglementaire

L’institutionnalisation des communs numériques dans l’administration s’appuie sur un cadre juridique en constante évolution, visant à favoriser les logiciels libres, le co‐développement et les licences ouvertes. Des travaux récents soulignent que la pérennisation des communs requiert un environnement réglementaire propice au partage et à la collaboration (Mitchell, 2022). En d’autres termes, il s’agit pour l’État d’adapter ses règles internes afin de reconnaître les communs comme des ressources légitimes, au même titre que les solutions propriétaires dominantes [Broca et Coriat, 2015]. Cet ajustement légal répond notamment aux enjeux pointés par Schweik et Kitsing (2010) concernant les règles de conception institutionnelles nécessaires à la gestion durable des communs numériques.

Du point de vue des marchés publics, le droit français a progressivement ouvert la voie à l’intégration de clauses favorables aux communs numériques. Une décision jurisprudentielle majeure, l’arrêt Région Picardie rendu par le Conseil d’État [CE, 30 sept. 2011, Région Picardie, n° 350431], a affirmé qu’un acheteur public peut, sous conditions, imposer le recours à un logiciel libre spécifique dans un cahier des charges sans porter atteinte à la concurrence. Le juge administratif a estimé qu’en mentionnant un logiciel libre ouvert à tous, et non un produit propriétaire exclusif, la personne publique ne favorisait ni n’évincait indûment aucun opérateur économique. Cette reconnaissance par le juge des libertés conférées par les logiciels libres en matière de concurrence a levé un frein important à l’adoption de solutions ouvertes dans la commande publique. Dans le prolongement de cette jurisprudence, l’État a émis des orientations politiques claires en faveur du logiciel libre. La circulaire du Premier ministre du 19 septembre 2012 a ainsi encouragé le bon usage des logiciels libres dans l’administration, en recommandant de les considérer systématiquement lors des choix numériques [Premier Ministre, 19 septembre 2012, n° 5608/SG]. Un groupe de travail interministériel fut constitué afin de traduire ces orientations en guides opérationnels. Il en est issu un clausier Open Source, à savoir un guide pratique proposant des modèles de clauses à insérer dans les marchés publics, notamment pour déroger aux clauses standard et faciliter la publication en licence libre des logiciels développés pour l’État. Par exemple, une clause type de cession des droits d’auteur au profit de l’administration peut être intégrée au cahier des charges, afin que le code source produit dans le cadre du marché puisse être ultérieurement diffusé sous licence libre. Ce levier contractuel prévient le risque d’enclosure privative des solutions financées sur fonds publics, et rejoint l’idée défendue par Broca et Coriat (2015) selon laquelle l’ouverture du code et des droits d’usage constitue une alternative aux logiques d’exclusivité propriétaire.

En parallèle, le cadre législatif français a entériné le soutien aux communs numériques comme vecteur d’intérêt général. L’article 16 de la Loi pour une République numérique [Loi n° 2016-1321 du 7 oct. 2016] a explicité que les collectivités territoriales sont encouragées à utiliser des logiciels libres et des formats ouverts lors du développement, de l’achat ou de l’utilisation de leurs systèmes d’information, afin de préserver la maîtrise, la pérennité et l’indépendance de ces systèmes. Bien qu’il ne s’agisse pas d’une obligation stricte, cette incitation inscrite dans la loi renforce la légitimité du libre dans la sphère publique locale. On voit ici se concrétiser l’une des raisons d’être des communs numériques qui est de réduire la dépendance à l’égard d’acteurs privés monopolistiques et accroître la souveraineté technologique des acteurs publics [Shulz, 2021]. En outre, la doctrine technique de l’État a évolué pour intégrer ces principes. La DINUM a publié en 2018 un document invitant les agents publics à contribuer aux projets en logiciel libre de l’État et à mutualiser les développements avec d’autres collectivités. Cet effort de co‐développement interne prolonge la culture du libre au sein même de l’administration, créant un terreau favorable aux communs. Enfin, des guides récents pilotés par l’Agence Nationale de la Cohésion des Territoires insistent sur les bonnes pratiques juridiques, techniques et organisationnelles pour sécuriser le recours aux communs numériques dans les marchés publics. Ils préconisent, entre autres, d’impliquer les citoyens et les acteurs économiques dans le cycle de vie du projet et d’encourager la mutualisation entre organismes publics et partenaires privés dès la rédaction du marché. Cette approche rejoint les analyses académiques sur la gouvernance partagée des communs. Elle vise à inscrire l’action publique dans une logique de co-construction ouverte [Schweik et Kitsing, 2010] plutôt que dans un schéma classique de fournisseur et client. En somme, le cadre juridique français actuel, entre jurisprudences, circulaires, guides et textes législatifs, offre désormais aux administrations une palette d’outils pour intégrer les communs numériques dans la commande publique. Cette évolution normative consacre le commun numérique comme une composante à part entière de l’action publique, en facilitant la diffusion des logiciels libres, le partage des ressources et la collaboration inter-organisationnelle au service de l’intérêt général.

1.1.3.3 Gouvernance multi-niveaux et souveraineté numérique

La gouvernance de la souveraineté numérique implique une coordination distribuée entre plusieurs échelons institutionnels. Les politiques publiques en la matière se déploient ainsi sur plusieurs niveaux, allant de l’État aux collectivités locales en passant par les prestataires privés, nécessitant une diffusion et un alignement des normes. Un cadre juridique récent tel que la loi française SREN (« Sécuriser et réguler l’espace numérique », 2024) illustre cette dynamique. Elle formalise la volonté de l’État d’orienter et de sécuriser l’écosystème numérique national tout en s’alignant sur les régulations européennes [Loi n°2024-449, 2024], créant un contexte favorable où collectivités et fournisseurs sont incités à s’ajuster progressivement à ces exigences émergentes. Son article 31 impose aux administrations de l’État, à leurs opérateurs et aux groupements d’intérêt public de recourir à des services d’hébergement souverain pour les données présentant une sensibilité particulière, c’est à dire liées aux missions essentielles de l’État (sécurité nationale, ordre public, etc.). Concrètement, dès qu’un prestataire cloud est sollicité pour traiter de telles données, l’administration doit s’assurer qu’aucune autorité publique hors Union Européenne ne puisse accéder aux informations hébergées. Cette exigence légale, a un effet contraignant direct sur l’État. Elle l’oblige à privilégier des solutions d’hébergement répondant à des critères de sécurité élevés et de localisation juridique maîtrisée. On peut y voir un renforcement sans précédent de la souveraineté numérique de l’État français, dans la lignée des principes de « Cloud de confiance » et de doctrine cloud récemment promus. D’un point de vue théorique, cette mesure s’apparente à ce que Fratini et al. (2024) décrivent comme une stratégie défensive de souveraineté. L’État étend son autorité sur l’infrastructure numérique en limitant sa dépendance à l'égard des technologies étrangères. En obligeant l’administration à héberger ses données sensibles sur des plateformes maîtrisées, l’article 31 SREN consolide la mainmise collective sur une ressource numérique critique, condition essentielle pour qu’elle puisse relever du commun.

Ce mouvement s’accompagne d’une montée en puissance des communs numériques en tant que ressources partagées et mode alternatif de gouvernance. Dans la littérature, les communs numériques sont définis comme des ressources informationnelles gérées collectivement par une communauté selon des règles qu’elle établit elle-même, à l’image de projets tels que Linux ou Wikipédia [Dulong de Rosnay et Stalder, 2020]. Ces communs proposent un modèle de gestion collaborative situé « au-delà du marché et de l’État », constituant une troisième voie organisationnelle fondée sur une gouvernance horizontale portée par la communauté [Dulong de Rosnay et Stalder, 2020]. Cette approche appliquée aux ressources numériques (logiciels libres, données ouvertes, plateformes collaboratives) est ainsi considérée comme une alternative crédible pour produire et partager des biens numériques tout en renforçant la démocratie et en garantissant leur pérennité [Tréguer et Dulong de Rosnay, 2020].

Plusieurs auteurs voient dans ces communs numériques le socle d’une nouvelle économie politique du numérique. Verdier et Murciano (2017) notent que les communs numériques peuvent servir directement l’action publique en fournissant des infrastructures et des outils mutualisés aux administrations, favorisant ainsi la cohérence des initiatives publiques. De même, le rapport européen de 2022 sur les infrastructures numériques souveraines [European Working Team on Digital Commons, 2022] affirme explicitement que le renforcement des communs numériques constitue un levier essentiel de souveraineté pour les États européens, les positionnant au cœur des stratégies visant à réduire les dépendances technologiques et à renforcer l’autonomie numérique [Krewer et Warso, 2024].

Les communs numériques jouent ainsi un rôle structurant dans la recomposition multi-niveaux de la gouvernance numérique publique. D’une part, ils fonctionnent comme instruments d’articulation entre acteurs hétérogènes. En mutualisant des ressources ouvertes, ils fédèrent autour d’un même bien commun des administrations centrales, des collectivités territoriales, des citoyens ou encore des entreprises partenaires [Verdier et Murciano, 2017]. Ce faisant, ils facilitent une cohérence d’ensemble sans imposer une hiérarchie centralisée, en créant des espaces de coopération transversale. Clément-Fontaine et al. (2021) observent un engouement croissant pour la notion de communs numériques dans divers milieux (chercheurs, militants, entrepreneurs, responsables de collectivités), signe que ces concepts diffusent et imprègnent progressivement tous les niveaux de l’action publique.

D’autre part, l’essor des communs numériques s’accompagne de dynamiques d’institutionnalisation et de diffusion de normes partagées. Sous l’angle néo-institutionnel, ce phénomène s’apparente à un processus où les pressions normatives et mimétiques incitent les organisations publiques à converger progressivement vers des pratiques inspirées des communs (adoption généralisée des logiciels libres, ouverture systématique des données, etc.), érigées en nouvelles normes légitimes. Ainsi, au niveau européen, des mécanismes de gouvernance partagée commencent à émerger autour des communs numériques. La création d’une fondation européenne des communs numériques à gouvernance conjointe (États, Commission européenne, communautés d’utilisateurs) a été proposée pour pérenniser ces collaborations multi-acteurs [Krewer et Warso, 2024].

En parallèle, des initiatives ascendantes issues de la société civile démontrent également la capacité d’acteurs locaux à influencer la cohérence globale du cadre numérique. Des communautés mobilisées autour d’infrastructures ouvertes (par exemple, les réseaux Internet communautaires) engagent des plaidoyers transnationaux afin d’infléchir les réglementations sectorielles et préserver ces communs face aux risques d’appropriation ou d’enclosure par de grands acteurs privés [Tréguer et Dulong de Rosnay, 2020]. Ce type d’action collective contribue à démocratiser l’élaboration des règles du numérique, articulant ainsi efficacement l’échelle locale avec celle des politiques publiques nationales et européennes.

Enfin, des travaux récents sur la souveraineté numérique elle-même recommandent d’intégrer explicitement ces logiques multi-niveaux. Fratini et al. (2024), notamment, invitent à adopter une perspective socio-technique selon laquelle la souveraineté numérique se construit autant par les choix des États que par l’agentivité des utilisateurs et des communautés impliquées. Leur étude des politiques de localisation des données (« data localization ») montre que le recours aux cadres juridiques nationaux pour maîtriser les flux de données est souvent le produit d’interactions complexes entre imaginaires politiques, infrastructures techniques et demandes sociales, les frontières nationales servant symboliquement à instaurer un climat de confiance collective.

En somme, la souveraineté numérique dans le secteur public ne relève plus uniquement d’une prérogative étatique verticale, mais résulte désormais d’un écosystème complexe de gouvernance imbriquée. Les niveaux national, local et supranational cherchent à harmoniser leurs stratégies, tandis que les communs numériques offrent des vecteurs concrets pour associer une pluralité d’acteurs à la gestion des ressources numériques stratégiques. Cette recomposition multi-niveaux, documentée par la littérature recente, constitue ainsi un cadre analytique essentiel pour appréhender les transformations numériques des administrations publiques, sans anticiper sur les résultats opérationnels qui seront explorés dans les parties empiriques et la discussion de ce mémoire.

1.2. Le paradigme des communs numériques : fondements, mécanismes et pertinence pour l’action publique

La notion de communs numériques s’inscrit dans une longue tradition de ressources partagées gérées collectivement, renouvelée par l’ère du numérique. Cette section propose d’en examiner les fondements théoriques et conceptuels, d’analyser les mécanismes de production collaborative et les modèles de gouvernance propres aux communs numériques, puis d’évaluer leur pertinence stratégique pour l’action publique. Il s’agit de comprendre comment des communautés peuvent co-produire et gérer durablement des ressources informationnelles, et en quoi ce paradigme des communs numériques constitue un levier d’innovation et de souveraineté pour les administrations publiques. Quelques transitions permettront de relier ces sous-parties, afin de présenter un panorama cohérent et maîtrisé du sujet.

1.2.1. Fondements théoriques et conceptuels : des ressources partagées à la gouvernance collective

La théorie des communs a connu une évolution conceptuelle majeure, passant d’une vision pessimiste de leur destinée à la reconnaissance de leur potentiel de gouvernance collective. Cette section retrace d’abord le débat fondateur entre la « tragédie des communs » de Hardin (1968) et la démonstration par Ostrom (1990) de la viabilité des systèmes de gestion communautaire. Elle examine ensuite les principes structurants de cette gouvernance partagée, articulant ressources, communautés et règles. Enfin, elle explore l’extension de ce cadre théorique aux ressources immatérielles, soulevant les enjeux de la non-rivalité et des risques d’enclosures numériques propres à l’ère digitale.

1.2.1.1. De la « tragédie des communs » à la gestion collective des ressources

L’étude des biens communs s’est imposée dans le débat scientifique à partir de la fin des années 1960. Le biologiste Garrett Hardin publie en 1968 un article retentissant intitulé The Tragedy of the Commons. Il y décrit le destin tragique d’une ressource partagée en libre accès. Chaque usager étant incité à en tirer le maximum pour son bénéfice individuel, la ressource finit par être surexploitée et dégradée. Il prend l'exemple de pâturages communaux qui risqueraient d’être détruits si chaque éleveur ajoute indéfiniment du bétail, faute de règles collectives pour limiter l’usage. Hardin conclut que sans restriction, le libre accès conduit inévitablement à la surexploitation et menace la durabilité de la ressource [Hardin, 1968].

Cette vision pessimiste a toutefois été nuancée, voire contredite, par les travaux d’Elinor Ostrom, politologue et laureate du prix Nobel d’économie en 2009 pour ses recherches sur les communs. Dans son ouvrage Governing the Commons (1990), Ostrom s’appuie sur de nombreuses études de cas (systèmes d’irrigation, pêcheries, forêts communales, etc.) pour démontrer qu’il est possible d’échapper à la tragédie annoncée [Ostrom, 1990]. La clé réside dans la mise en place d’institutions et de règles locales adaptées. Un commun n’est pas une ressource sans maître en accès libre, mais une ressource partagée gérée par une communauté définie selon des règles qu’elle a elle même élaborées. Ostrom opère ainsi une distinction fondamentale entre libre accès (open access) et propriété commune (common property), cette dernière impliquant droits et devoirs pour les usagers, et met en avant le rôle essentiel de la gouvernance collective dans la gestion soutenable de la ressource partagée [Ostrom, 1990]. En somme, face aux prédictions de Hardin, les faits montrent que des communautés peuvent coopérer pour gérer raisonnablement une ressource commune sur le long terme, à condition d’établir des règles d’usage, de surveillance et de sanction partagées par les usagers.

1.2.1.2. Principes de gouvernance partagée : ressources, communautés et règles

Les recherches d’Ostrom et de ses successeurs ont dégagé des principes de conception qui favorisent la réussite des communs (délimitation claire du groupe d’usagers et des frontières de la ressource, mécanismes de décision participatifs, surveillance des usages, gradation des sanctions, règlements des conflits, etc. [Ostrom, 1990]). Plus généralement, la théorie des communs peut se résumer à trois éléments indissociables. Comme le souligne Benjamin Coriat (2015), un commun existe au carrefour de trois composantes :

  1. une ressource partagée par une communauté,
  2. un ensemble de droits et d’obligations répartis entre les membres de cette communauté
  3. une structure de gouvernance collective « veillant au respect des droits et obligations de chacun des participants au commun ».

Autrement dit, un bien commun n’est pas qu’une ressource librement accessible. C’est avant tout un système socio-technique où une communauté d’acteurs s’organise pour définir et faire respecter des règles d’accès, d’usage et de préservation de la ressource partagée [Coriat, 2015].

Ce cadre conceptuel s’est construit d’abord à partir de ressources tangibles, typiquement rivales (la consommation par l’un réduit la part disponible pour l’autre) et épuisables (elles peuvent se tarir ou se détériorer), comme les zones de pêche. Pour ces communs naturels, les règles de gouvernance visent précisément à concilier l’usage individuel et la préservation collective de la ressource, en évitant la surexploitation tout en répartissant équitablement les bénéfices [Ostrom, 1990]. Les critères économiques classiques de rivalité et d’exclusion (possibilité d’empêcher un agent d’accéder à la ressource) prennent ici une autre dimension. Une ressource commune se caractérise souvent par la difficulté d’exclure les usagers, et par une rivalité qui impose de limiter ou moduler les usages pour prévenir l’épuisement. Ainsi, la gouvernance partagée apparaît comme une troisième voie de gestion, distincte du marché (privatisation complète) et de la nationalisation (gestion étatique centralisée), permettant une action collective auto-organisée entre usagers [Ostrom, 1990].

1.2.1.3. Des communs matériels aux communs de la connaissance : vers les communs numériques

À partir des années 2000, la réflexion sur les communs s’est étendue aux ressources immatérielles, notamment l’information et la connaissance. Elinor Ostrom, en collaboration avec Charlotte Hess, a exploré le concept de communs de la connaissance (knowledge commons) [Hess et Ostrom, 2007]. Cette extension conceptuelle était nécessaire car les ressources informationnelles présentent des caractéristiques différentes des communs physiques. Elles sont non rivales, ce qui signifie que si une personne utilise une information, elle n’empêche pas d’autres de l’utiliser simultanément, et peuvent être reproduites à coût quasi nul. En outre, si une idée ou une donnée ne s’use pas lorsqu’on s’en sert, elle peut en revanche perdre de sa pertinence si elle n’est pas mise à jour ou enrichie au fil du temps. Charlotte Hess décrit ainsi la connaissance comme « a shared resource that is vulnerable to social dilemmas » [Hess et Ostrom, 2007], soulignant que même sans risque d’épuisement matériel, les biens informationnels posent des problèmes de contribution, de qualité et de maintien dans le temps.

Le tableau suivant met en exergue les distinctions fondamentales entre les communs matériels traditionnels et les communs numériques, soulignant les enjeux spécifiques posés par la nature immatérielle de ces derniers.

CaractéristiqueCommuns Matériels (ex: Pâturage, Pêcherie)Communs Numériques (ex: Logiciel Libre, Base de Données Ouverte)
Nature de la ressourceTangible, finieImmatérielle, informationnelle
RivalitéHaute (l'usage par un réduit la disponibilité pour autrui)Basse / Nulle (l'usage par un n'empêche pas l'usage par autrui)
ExcluabilitéDifficile/coûteuse d'exclure les non-contributeursPossible artificiellement (DRM, licences restrictives)
Risque principalSurexploitation ("Tragédie des communs")Sous-production/sous-contribution, enclosure, fragmentation
Enjeu de gouvernance cléRéguler l'accès et l'usage pour éviter l'épuisementStimuler la contribution, assurer l'ouverture et la pérennité

Tableau 3 : Comparaison des Communs Matériels et des Communs Numériques

Ces différences substantielles, notamment la non-rivalité et le risque de sous-production plutôt que de surexploitation, modifient profondément la nature des défis de gouvernance. De plus, à l’ère du numérique, des mécanismes techniques et juridiques permettent d’introduire de l’exclusion artificielle sur des ressources pourtant non rivales, recréant ainsi des phénomènes d’enclosure. Le terme d’enclosure, emprunté à l’histoire des terres communales britanniques privatisées aux XVIe–XVIIe siècles, a été repris par James Boyle pour décrire l’extension excessive du champ de la propriété intellectuelle et la clôture du domaine public informationnel [Boyle, 2003]. Concrètement, le chiffrement, les dispositifs de contrôle d’accès numériques ou le droit de la propriété intellectuelle (droit d’auteur, brevets, droits sur les bases de données, etc.) permettent de réserver l’accès d’une ressource informationnelle à un cercle restreint d’usagers habilités. Ces verrous peuvent rétablir une forme d’exclusivité sur des connaissances pourtant diffusables largement, donnant naissance à de nouvelles enclosures du commun informationnel [Dulong de Rosnay et Le Crosnier, 2013]. Ainsi, sans garde fous, un savoir ou un outil numérique pourrait être accaparé par des intérêts privés et soustrait au bien commun, ce qui justifie de repenser la notion de communs dans le contexte numérique.

Face à ces spécificités, la définition du commun numérique a dû être clarifiée. Dans la continuité des communs de la connaissance, on peut définir un commun numérique comme une ressource immatérielle partagée, produite et gérée collectivement par une communauté selon des règles qu’elle établit démocratiquement. Les attributs originels des communs (rivalité, exclusion) ne s’y appliquent que partiellement, d’où la nécessité de mettre l’accent sur la licence d’usage ouverte et la communauté de contributeurs. En effet, les licences libres ont été conçues précisément pour que des ressources informationnelles, initialement protégées par des droits exclusifs, puissent être partagées et enrichies par tous. Une œuvre, un logiciel ou une base de données peut devenir un commun dès lors que son auteur le place sous licence libre, autorisant sa réutilisation et sa modification par n’importe qui, à condition de respecter certaines obligations de partage à l’identique [Clément-Fontaine, 2014]. En ce sens, le régime juridique ouvert est un pilier des communs numériques, car il prévient l’appropriation privative et garantit que la ressource reste accessible à la collectivité.

Notons qu’avec les communs numériques, certains auteurs proposent de faire évoluer la notion même de commun. Par exemple, Mindel et al (2018). suggèrent qu’on peut s’affranchir de l’hypothèse de rivalité et considérer qu’un commun numérique se situe au niveau de la ressource elle-même, incluant un cercle potentiellement non fermé d’utilisateurs qui peuvent y accéder librement. Dans cette optique, la communauté d’un commun numérique engloberait l’ensemble des usagers potentiels d’une information librement accessible. D’autres, au contraire, insistent pour réserver l’appellation de commun à des situations où il existe une communauté délimitée et active de contributeurs qui gèrent la ressource. Quoi qu’il en soit, une chose est certaine, la notion de communs numériques s’éloigne radicalement de simples initiatives d’« économie collaborative » parfois confondues à tort avec des communs. Des plateformes comme Uber, Deliveroo ou Airbnb, bien qu’elles mettent en avant le partage ou la collaboration, ne sont pas des communs. La ressource qu’elles exploitent (voitures, logements, travail des chauffeurs…) n’est pas gérée collectivement par les usagers mais contrôlée par des opérateurs privés qui en tirent profit, sans gouvernance partagée [Coriat, 2015]. À l’inverse, un commun numérique authentique suppose une ressource partagée librement accessible, une communauté qui la fait vivre, et un mode de gouvernance participatif pour réguler les contributions et l’usage. Ces caractéristiques générales étant posées, il convient d’étudier concrètement comment se créent et fonctionnent de tels communs à l’ère du numérique.

1.2.2. Mécanismes de production collaborative et modèles de gouvernance des communs numériques

Au-delà des fondements théoriques, la vitalité des communs numériques repose sur des mécanismes de production et de gouvernance spécifiques. Cette section analyse d’abord le paradigme de la production collaborative entre pairs qui permet la mobilisation de l’intelligence collective à grande échelle. Elle détaille ensuite les leviers techniques et juridiques indispensables pour structurer les contributions et protéger la ressource. Enfin, elle explore les divers modèles de gouvernance, de l’auto-organisation à l’appui institutionnel, qui assurent la coordination, la qualité et la pérennité de ces ressources collectives, dépassant leur apparente spontanéité.

1.2.2.1. La production collaborative à l’ère du numérique : du pair-à-pair à l’intelligence collective

L’émergence d’Internet et des technologies du web a permis de déployer à grande échelle de nouveaux modes de production collaborative, reposant sur la contribution volontaire de multiples acteurs distribués. Yochai Benkler a conceptualisé ce phénomène sous le nom de "commons-based peer production” (production entre pairs fondée sur les communs) [Benkler, 2006]. Il s’agit d’un mode d’organisation où des individus, souvent bénévoles, s’auto-coordonnent pour produire des biens informationnels qu’aucune entreprise ni administration n’aurait pu créer aussi efficacement seule. Ce paradigme de la production entre pairs se distingue à la fois du marché classique, où la production est guidée par des prix et réalisée par des firmes en concurrence, et de la production planifiée hiérarchiquement,entreprise intégrée ou action publique. Il repose sur la motivation intrinsèque des contributeurs (passion, altruisme, intérêt scientifique, désir de réputation, etc.), sur la libre participation de chacun en fonction de ses compétences et sur le partage ouvert des résultats [Benkler, 2006]. Des exemples emblématiques illustrent la puissance de ce modèle comme l’encyclopédie en ligne Wikipédia, rédigée par des centaines de milliers de bénévoles à travers le monde, ou le système d’exploitation GNU/Linux, développé par une communauté mondiale de programmeurs volontaires, témoignent qu’une coordination décentralisée peut aboutir à des réalisations d’une qualité et d’une ampleur comparables, voire supérieures, à celles obtenues par des approches traditionnelles [Benkler, 2006].

Plus généralement, la mise en réseau des connaissances et des individus transforme la manière dont sont produits certains biens publics informationnels. La "sagesse des foules” et l’intelligence collective peuvent être mobilisées via des plateformes collaboratives, des forums, des dépôts de code partagés ou des bases de données ouvertes. Dans un commun numérique, chaque participant peut apporter sa pierre, corriger une erreur, ajouter une information, développer une fonctionnalité, traduire un contenu, etc. Ce modèle du bazar, pour reprendre la métaphore d’Eric Raymond, se caractérise par un développement itératif, ouvert et fortement concurrentiel d’idées. « Given enough eyeballs, all bugs are shallow », résumait Raymond (1999) pour vanter l’avantage du logiciel libre ouvert aux contributions externes. En effet, plus la communauté de contributeurs est large et diverse, plus la probabilité est grande de détecter et résoudre rapidement les problèmes, d’innovover et d’améliorer en continu la ressource commune. La contrepartie de cette richesse contributive est la nécessité de coordonner les efforts et de garantir la cohérence de l’ensemble. C’est tout l’enjeu des mécanismes de gouvernance que nous abordons plus loin. Préalablement, notons que cette production collaborative s’appuie sur des outils techniques et juridiques spécifiques qui la rendent possible et pérenne.

1.2.2.2. Licences ouvertes, transparence et outils collaboratifs : les leviers de la contribution

Deux ingrédients essentiels permettent aux communs numériques de se développer. Il s'agit des outils de collaboration en ligne performants et d'un cadre juridique propice au partage.

D’une part, les plateformes et logiciels collaboratifs offrent l’infrastructure technique pour travailler à plusieurs, de façon distribuée. Par exemple, le logiciel de gestion de versions Git et les forges logicielles (telles GitHub ou GitLab) permettent à des centaines de développeurs de contribuer simultanément à un même programme en assurant le suivi des modifications. De même, les wikis rendent possible l’édition collective de textes (c’est la technologie au cœur de Wikipédia), tandis que des plateformes de données ouvertes permettent de co-construire des bases de données (OpenStreetMap pour la cartographie, Open Food Facts pour les données alimentaires, etc.). Ces outils numériques intègrent souvent des fonctions de discussion, de validation par les pairs, de suivi des erreurs (bug tracking), qui facilitent l’auto-organisation de la communauté et la qualité du produit final. En somme, la technologie abaisse les coûts de coordination et de contribution, rendant viable la participation massive d’individus géographiquement dispersés [Benkler, 2006].

D’autre part, les licences libres et les régimes juridiques ouverts constituent le socle légal indispensable pour protéger la nature commune de la ressource. En effet, par défaut, les créations intellectuelles sont couvertes par des droits exclusifs (droit d’auteur notamment) qui en restreignent l’usage par des tiers. Les licences ouvertes (licences GNU GPL, BSD, Creative Commons, Open Database License…) renversent cette logique. Elles accordent à tous le droit d’utiliser, de modifier et de redistribuer la ressource, souvent à condition que les contributions dérivées soient partagées aux mêmes conditions (clause de partage à l’identique) afin de maintenir le bien dans le giron commun. Comme l’explique Mélanie Clément-Fontaine (2014), ce mécanisme fait qu’« une ressource, objet d’une propriété individuelle, devient un commun lorsqu’elle est diffusée sous licence libre ». Les licences ouvertes préviennent donc l’appropriation unilatérale du travail collectif par un acteur et garantissent la pérennité du partage : chacun peut contribuer sans crainte de voir son apport confisqué, et chacun bénéficie en retour de l’amélioration continue par autrui.

Il convient de souligner que l’ouverture du code source, des contenus ou des données va de pair avec une certaine transparence et traçabilité, qui renforcent la confiance des contributeurs. La possibilité d’auditer publiquement le code ou les informations contribue à la qualité et à la fiabilité du commun, tout en permettant une responsabilisation collective. Par exemple, le fait que les algorithmes ou logiciels libres utilisés en administration soient ouverts permet à la fois aux développeurs externes de détecter des failles éventuelles (et de proposer des correctifs), et aux citoyens de comprendre le fonctionnement des outils publics, favorisant ainsi la transparence démocratique.

Enfin, un défi persistant de la production collaborative est celui de la motivation et de l’équité : comment encourager les contributions sur le long terme et éviter le syndrome du passager clandestin (profiter du commun sans jamais contribuer) ? Les communautés de communs numériques déploient pour cela diverses stratégies incitatives comme la mise en avant des contributeurs méritants (systèmes de réputation, statuts de contributeurs de confiance, etc.), l'organisation d’événements (hackathons, ateliers, rencontres) pour souder la communauté, ou encore le soutien de structures tierces (fondations, associations) offrant des financements, des infrastructures ou de la médiation. Ces aspects préparent la discussion sur les modèles de gouvernance qui visent justement à structurer la communauté et à répartir les responsabilités pour assurer la viabilité du commun.

1.2.2.3. Auto-organisation et modèles de gouvernance des communs numériques

Malgré l’apparente spontanéité de la production pair-à-pair, les communs numériques ne sont pas des foules chaotiques œuvrant sans règles. Ils s’appuient sur des modèles de gouvernance variés qui encadrent la prise de décision, la gestion des conflits et la direction stratégique du projet. La gouvernance interne d’un commun numérique régule le fonctionnement du groupe de producteurs :

  • répartition des rôles (simples contributeurs, modérateurs, mainteneurs techniques, administrateurs…),
  • procédures pour proposer des modifications ou de nouvelles fonctionnalités,
  • modalités de vote ou de concertation,
  • etc.

Ainsi, Wikipédia a mis en place des mécanismes élaborés de gouvernance communautaire. Des administrateurs élus par la communauté peuvent arbitrer les conflits d’édition, des règles de citation et de neutralité encadrent le contenu, et les décisions se prennent souvent par discussion et consensus entre contributeurs. Dans le cas des projets de logiciel libre, on observe différents modèles. Certains sont méritocratiques où les décisions reviennent aux contributeurs les plus actifs ou ayant les compétences clés, d’autres sont plus démocratiques avec des votes communautaires pour les orientations majeures, d’autres encore fonctionnent sous la direction d’un leader charismatique avec le fameux modèle du "Benevolent Dictator for Life” incarné un temps par Linus Torvalds pour Linux, où un chef de projet tranche en dernier ressort tout en étant à l’écoute de la communauté. Quelle que soit la formule, ces communs s’accordent sur la nécessité d’une charte ou de règles explicites pour structurer la coopération et éviter les dérives.

En parallèle, la gouvernance externe d’un commun numérique définit les conditions d’utilisation de la ressource par les utilisateurs finaux et les tiers. Ici intervient principalement le choix de la licence (comme évoqué précédemment) qui agit comme un contrat social entre les créateurs du commun et la société. Elle fixe ce que chacun peut ou ne peut pas faire avec la ressource. La gouvernance externe comprend également les efforts pour protéger le commun contre une appropriation abusive comme avec l’exigence que les œuvres dérivées restent sous licence libre (clause copyleft) garantit que le commun ne sera pas vampirisé par une entité privée pour construire un service propriétaire concurrent. De même, certaines communautés n’hésitent pas à prendre des mesures juridiques ou techniques pour défendre leurs données contre le plagiat ou l’extraction non coopérative à grande échelle, tout en encourageant une réutilisation loyale au bénéfice de tous.

Il est intéressant de noter que beaucoup de communs numériques s’adossent à des structures institutionnelles pour soutenir leur gouvernance. Associations loi 1901, fondations, consortiums informels, ces entités juridiques peuvent détenir l’infrastructure (serveurs, noms de domaine), recueillir des dons ou subsides, représenter la communauté auprès d’acteurs externes et assurer une forme de pérennité indépendante des individus. Par exemple, la Wikimedia Foundation supporte les projets Wikimedia (dont Wikipédia) en fournissant les serveurs et en collectant les fonds, tandis que la communauté des rédacteurs conserve l’essentiel des pouvoirs éditoriaux. De même, le projet OpenStreetMap dispose d’une fondation qui coordonne certains aspects (conférences, fonds) mais dont la gouvernance est largement ouverte aux contributeurs élus. Ces arrangements hybrides montrent que la frontière entre auto-organisation communautaire et institutionnalisation est poreuse. Un commun numérique peut évoluer d’un petit collectif informel vers une organisation plus structurée en fonction de sa croissance et de ses besoins. L’essentiel est de conserver les valeurs de partage et d’inclusivité propres aux communs tout en dotant le projet de moyens d’action et d’une stabilité à long terme.

En résumé, les communs numériques se caractérisent par des mécanismes collaboratifs innovants et des modèles de gouvernance souples, adaptés à la nature ouverte des ressources informationnelles. Cette nouvelle façon de produire et de gérer des ressources partagées constitue un véritable paradigme alternatif, ni entièrement marchand ni purement étatique, qui attire de plus en plus l’attention des pouvoirs publics. La section suivante s’attache justement à examiner la pertinence stratégique de ce paradigme des communs numériques pour l’administration publique.

1.2.3. La pertinence stratégique des communs numériques pour l’administration publique

Après l’analyse de leurs fondements et de leurs mécanismes, cette section évalue la portée stratégique des communs numériques pour l’administration. Elle démontre d’abord leur pertinence comme levier d’innovation et d’efficacité pour l’action publique. Elle les positionne ensuite comme un instrument critique de souveraineté numérique et d’indépendance technologique face aux plateformes dominantes. Enfin, elle esquisse les contours d’une nouvelle alliance, celle des partenariats Public-Communs, où l’État, en devenant contributeur et facilitateur, peut jeter les bases de leur institutionnalisation et ainsi renforcer l’intérêt général.

1.2.3.1. Innovation, efficacité et intérêt général : les atouts des communs pour l’action publique

Les communs numériques présentent des avantages stratégiques qui suscitent l’intérêt des administrations publiques, en particulier lorsqu’il s’agit de servir l’intérêt général. D’abord, ils sont de formidables vecteurs d’innovation ouverte. En mobilisant l’intelligence collective de communautés variées (citoyens, développeurs, chercheurs, entrepreneurs, agents publics), les communs permettent de co-construire des solutions souvent plus créatives, réactives et adaptées aux besoins du terrain que des approches purement internes. Par exemple, la base de données collaborative Open Food Facts, alimentée par des bénévoles sur les informations nutritionnelles des produits alimentaires, a permis l’émergence du Nutri-Score, un étiquetage nutritionnel aujourd’hui utilisé par les pouvoirs publics en France et en Europe pour améliorer l’information du consommateur. Ce cas illustre comment un commun numérique peut « apporter des solutions, faire évoluer les usages et coordonner des initiatives en faveur de l’intérêt général » [CSNP, 2023]. De même, dans le domaine de la santé ou de l’environnement, le partage ouvert de données et d’outils, comme les plateformes ouvertes de suivi épidémiologique, ou via des communs de données sur la qualité de l’air, peut accélérer la réponse publique à des enjeux complexes en profitant des contributions extérieures (communautés scientifiques, associations, citoyens engagés).

Ensuite, les communs numériques offrent des gains d’efficacité et de mutualisation pour l’action publique. Plutôt que de développer séparément des solutions similaires dans chaque administration ou collectivité, l’approche par les communs encourage la réutilisation de ressources existantes et la coopération inter-organisationnelle. Un logiciel libre développé par une ville peut aisément être adopté, amélioré et partagé par d’autres villes, évitant les redondances et les dépenses inutiles. Ce partage diminue les coûts et les délais de mise en œuvre des services publics numériques. Il permet également de bénéficier d’améliorations continues apportées par une communauté élargie d’utilisateurs-contributeurs, là où un marché fermé impliquerait de coûteuses licences et une dépendance à un fournisseur unique. À cet égard, un rapport de la Commission Supérieure du Numérique et des Postes (CSNP) souligne que les communs numériques contribuent à « la valorisation collective de la qualité et de la réutilisation des données et infrastructures », stimulant l’innovation et la durabilité des solutions [CSNP, 2023]. En d’autres termes, un commun bien géré peut être à la fois gratuit d’accès, facile à réutiliser et de haute qualité grâce à l’effort collectif, ce qui représente une aubaine pour les services publics cherchant à innover sous contrainte de moyens.

Enfin, les communs numériques sont porteurs d’une valeur sociale et d’une légitimité particulière dans le contexte de l’intérêt général. Étant gérés par et pour une communauté, ils sont souvent alignés sur des objectifs éthiques ou d’utilité publique plutôt que sur la maximisation du profit. Leur gouvernance inclusive peut renforcer la confiance du public. Un outil ou une donnée géré en commun est perçu comme plus transparent et moins soumis à des intérêts opaques. Le fait qu’un algorithme public soit ouvert et développé en commun garantit une meilleure transparence algorithmique, répondant aux exigences démocratiques. De plus, l’engagement des citoyens et acteurs locaux dans des communs liés aux services publics (mobilité, éducation, urbanisme…) favorise une dynamique participative. Les usagers-contributeurs deviennent coproducteurs du service, ce qui peut accroître la pertinence des politiques publiques et l’appropriation des projets par la population. En somme, du point de vue de l’efficacité comme de la qualité démocratique, l’intégration des communs numériques dans le portefeuille d’outils de l’administration représente une "cruciale" opportunité.

1.2.3.2. Souveraineté numérique et indépendance technologique : un enjeu critique

Au-delà des gains immédiats en innovation et en efficacité, les communs numériques revêtent une importance particulière pour la souveraineté numérique des États et des collectivités. En Europe et en France, les autorités publiques prennent de plus en plus conscience du risque de dépendance vis-à-vis des grandes plateformes et fournisseurs privés (souvent extra-européens) pour leurs outils numériques stratégiques. Dans ce contexte, soutenir et adopter des communs numériques offre une voie alternative pour préserver un contrôle sur les technologies clés. En effet, les communs, qu’il s’agisse de logiciels libres, de systèmes d’exploitation, de bases de données ouvertes ou de référentiels de données, sont non prédateurs. Ils ne cherchent pas à capturer les utilisateurs dans un écosystème propriétaire, ne pratiquent pas le verrouillage exclusif, et leurs modèles économiques sont souvent liés à l’économie sociale et solidaire (associations, coopératives, fondations) [CSNP, 2023]. Selon la CSNP, « le renouveau et le changement d’échelle des communs numériques en Europe présente une occasion unique de créer une souveraineté numérique européenne non prédatrice, en s’appuyant sur l’intelligence collective et la mise en réseau des connaissances » [CSNP, 2023].

Concrètement, l’usage de communs numériques par l’administration permet de reprendre la main sur des infrastructures critiques. Par exemple, le choix de formats ouverts et de logiciels libres pour le stockage des données publiques assure que l’État n’est pas prisonnier d’un fournisseur unique et peut, si besoin, faire évoluer ou auditer lui-même les systèmes. De même, contribuer à un commun comme Linux ou LibreOffice dans le domaine des logiciels, ou OpenStreetMap dans le domaine des données géographiques, c’est investir dans des outils partagés qui restent sous contrôle collectif, évitant la captation de la valeur par une entité privée monopolistique. Les communs numériques constituent ainsi un levier stratégique pour soutenir une industrie numérique locale et européenne, car ils offrent un socle commun sur lequel des acteurs variés (PME, startups, administrations, communautés de développeurs) peuvent innover sans barrière à l’entrée.

En matière de souveraineté, un autre aspect est la sécurité et la confiance car utiliser des communs largement audités et testés peut renforcer la sécurité des systèmes d’information publics (par la détection communautaire des failles, le partage des correctifs, etc.), là où des solutions propriétaires boîte noire pourraient comporter des vulnérabilités cachées. Bien sûr, tirer parti des communs numériques pour la souveraineté exige un engagement actif de l’administration. Il ne suffit pas de consommer passivement des solutions libres, encore faut-il les adapter, les soutenir et contribuer à leur évolution pour qu’elles répondent pleinement aux besoins publics. Cela nous amène à la question de l’institutionnalisation et des partenariats entre puissance publique et communs, essentielle pour ancrer durablement ces initiatives dans la stratégie de l’État.

1.2.3.3. Vers des partenariats Public–Communs : l’administration contributrice et facilitatrice

Reconnaissant les bénéfices potentiels des communs numériques, l’administration publique française a amorcé une réflexion sur les moyens d’institutionnaliser et de soutenir ces communs dans la durée. L’idée directrice est de passer d’une posture d’utilisateur occasionnel à celle de partenaire à part entière des communs, en instaurant de véritables partenariats Public–Communs. Pour les membres de la CSNP, il est crucial que le développement des communs numériques « s’appuie sur la puissance publique » via de tels partenariats afin de renforcer la souveraineté numérique tout en préservant l’indépendance des communs [CSNP, 2023]. Cela implique que l’État et les collectivités participent aux communautés, financent en partie les efforts communs et adaptent leur cadre juridique pour faciliter l’essor de communs d’intérêt général.

Un premier levier est d’ordre juridique et réglementaire. La CSNP (2023) recommande par exemple de « préciser au niveau législatif la définition de "communs numériques d’intérêt général" », c’est à dire des communs créés ou animés dans le cadre de missions de service public, et d’intégrer explicitement la notion de communs dans les domaines d’action stratégique de l’État [CSNP, 2023]. Cette reconnaissance officielle offrirait une base pour sécuriser le statut juridique de ces communs, notamment en clarifiant les questions de propriété intellectuelle partagée, de responsabilité légale, etc., et pour légitimer l’utilisation de ressources publiques à leur soutien. On voit ainsi apparaître le concept de communs numériques d’intérêt général, qui consacre l’idée que certaines ressources numériques collaboratives sont aussi importantes pour la société que les infrastructures publiques classiques, et méritent à ce titre un appui de la collectivité [CSNP, 2023].

Un deuxième levier tient à la transformation des pratiques internes de l’administration. Le rapport Bothorel (2020) sur l’ouverture des données et des codes sources de l’État souligne la nécessité d’« engager la puissance publique sur la voie d’une participation plus active aux communs numériques ». Concrètement, cela signifie encourager les agents publics à contribuer aux projets open source ou aux bases de données ouvertes qui les concernent, libérer les codes sources développés en interne, et nouer des échanges réguliers avec les communautés externes (meetups BlueHats, contributions sur GitHub, etc.). Pour coordonner cet effort, le député Bothorel préconise la création d’un Open Source Program Office (OSPO) au sein de l’État, une structure dédiée chargée d’« aider l’administration à ouvrir et à réutiliser les codes sources publics, d’identifier les enjeux de mutualisation et de créer des liens avec les communautés open source existantes » [Bothorel, 2020]. Cette recommandation a été mise en œuvre avec l’établissement en 2021 d’une Mission logiciels libres et communs numériques à la DINUM, qui anime le réseau BlueHats des agents publics contributeurs du libre. Il s’agit d’un pas important vers une administration contributrice, qui ne se contente plus de consommer du logiciel libre ou des communs de connaissance, mais qui investit du temps, des compétences et des financements dans leur développement.

Un troisième levier réside dans le soutien économique et organisationnel aux communs. Si les communs numériques apportent de la valeur publique, ils restent fragiles sans modèles économiques pérennes. Les pouvoirs publics peuvent donc agir pour combler ce manque avec des subventions, des marchés publics adaptés (intégrant des critères encourageant l’usage de solutions ouvertes), des appels à projets dédiés aux communs, ou encore la mise à disposition de ressources (infrastructures cloud, locaux pour les communautés, données ouvertes de l’administration alimentant les communs, etc.). La Commission Supérieure du Numérique et des Postes souligne la nécessité d’« encourager les financements appropriés » pour le développement et la pérennité des communs numériques, en reconnaissant leurs modèles économiques spécifiques [CSNP, 2023]. Cela passe aussi par une meilleure connaissance, par l’administration, de ces modèles souvent hybrides (mélange de bénévolat, de prestations de service autour du commun, de mécénat, etc.) afin d’y intervenir de manière judicieuse sans étouffer la dynamique communautaire.

En renforçant de telles synergies, l’administration publique peut espérer institutionnaliser progressivement les communs numériques comme des partenaires à part entière de l’action publique, tout en respectant ce qui fait leur essence (autonomie de la communauté, gouvernance partagée). L’enjeu final est de consolider un écosystème où communs et acteurs publics se renforcent mutuellement. Les communs offrent flexibilité, innovation et transparence, et le secteur public apportent échelle, soutien et ancrage dans la durée. Cette intégration des communs numériques à la stratégie publique apparaît d’autant plus pertinente que nombre de défis contemporains (transition écologique, inclusion numérique, éducation ouverte, open data, etc.) requièrent des efforts collectifs et transversaux dépassant les silos administratifs classiques.

Le paradigme des communs numériques, depuis ses racines théoriques de gestion collective des ressources, jusqu’à ses modalités opérationnelles de production collaborative et ses retombées stratégiques, offre un cadre analytique puissant pour repenser l’action publique à l’ère du numérique. L’administration, en s’inspirant de ces fondements et en s’impliquant dans ces communs, peut non seulement tirer parti d’outils et de connaissances partagées de haute qualité, mais aussi renforcer la confiance citoyenne et sa propre souveraineté technologique. Cette section a ainsi posé les bases conceptuelles et pratiques du sujet. Elle ouvre la voie aux développements ultérieurs du mémoire, qui pourront s’attacher à identifier plus finement les facteurs d’institutionnalisation des communs numériques dans l’administration publique, c’est à dire les conditions, obstacles et catalyseurs qui déterminent la réussite de cette rencontre entre l’État et les communs.

1.3. L'institutionnalisation comme enjeu central : analyser l'ancrage des communs dans les pratiques administratives

Après avoir établi le diagnostic des défis de la performance numérique de l'administration et exploré le potentiel transformateur du paradigme des communs numériques, cette troisième et dernière sous-partie se concentre sur l'enjeu crucial de leur institutionnalisation. Si les communs numériques offrent des promesses significatives, leur simple existence ou leur adoption ponctuelle ne suffisent pas à garantir un impact durable. Il est impératif d'analyser comment ces pratiques, souvent innovantes et parfois en rupture avec les logiques établies, peuvent s'ancrer profondément et durablement au sein des structures, des processus et des cultures de l'administration publique.

1.3.1. Le concept sociologique d'institutionnalisation et son application aux communs numériques publics

Pour aborder l'ancrage des communs numériques dans l'administration, il est primordial de clarifier le concept même d'institutionnalisation. Cette sous-partie s'attachera à définir ce processus sociologique, à en démontrer la nécessité impérieuse pour la durabilité et la pérennité des communs numériques spécifiquement au sein du secteur public, et à dresser un constat empirique des défis et des limites souvent rencontrés dans leur intégration effective.

1.3.1.1. Définition du processus d'institutionnalisation : légitimation, stabilisation, reproduction et naturalisation des pratiques

L'institutionnalisation est un processus social complexe et graduel par lequel des structures sociales, des règles, des normes ou des pratiques deviennent établies et largement acceptées comme des éléments naturels et légitimes de la vie sociale au sein d'un champ organisationnel donné. [Scott, 2014] définit les institutions comme des structures sociales qui ont atteint un haut degré de résilience, composées d'éléments culturels-cognitifs, normatifs et régulatifs qui, ensemble, confèrent stabilité et signification au comportement social.

Ce processus implique plusieurs dimensions interdépendantes. D'abord, "l'habitualisation" et la routinisation transforment une pratique en habitude intégrée dans les comportements quotidiens des acteurs. Ensuite, l'objectivation confère à la pratique une réalité perçue comme extérieure et objective, indépendante des volontés individuelles. La légitimation justifie la pratique comme appropriée et désirable. Scott (2014) distingue trois piliers de légitimité :

  • régulatif (conformité aux règles formelles),
  • normatif (conformité aux valeurs sociales),
  • cognitif (conformité aux schémas mentaux partagés).

Au stade ultime de sédimentation et naturalisation, une pratique institutionnalisée est tellement ancrée qu'elle n'est plus remise en question, mais prise pour acquise [Meyer et Rowan, 1977]. Son absence serait plus surprenante que sa présence. Tolbert et Zucker (1983), en étudiant la diffusion des réformes de la fonction publique, ont modélisé l'institutionnalisation en phases (pré-institutionnalisation, semi-institutionnalisation, pleine institutionnalisation), montrant que les motivations de l'adoption évoluent de la recherche d'efficacité technique à la quête de légitimité sociale.

Le schéma ci-dessous illustre de manière synthétique les étapes clés de ce processus d'institutionnalisation, depuis l'émergence d'une innovation jusqu'à son ancrage comme une évidence partagée.

Piliers Régulatif, Normatif, Culturel-Cognitif
Innovation / Pratique Émergente
Habitualisation / Routinisation
Objectivation
Légitimation
Sédimentation / Naturalisation
Taken for granted

Figure 1 : Processus d'Institutionnalisation d'une Pratique

Ce modèle séquentiel, bien que schématique, met en lumière la progression par laquelle une nouvelle pratique, telle que le recours aux communs numériques, peut passer du statut d'expérimentation à celui de norme intégrée et incontestée au sein de l'administration. Armé de cette définition, il devient clair que l'institutionnalisation des communs numériques dans l'administration est un processus bien plus profond que leur simple adoption technique. La question se pose alors de savoir pourquoi un tel ancrage est particulièrement vital pour eux.

1.3.1.2. La nécessité de l'institutionnalisation pour la durabilité et la pérennité des communs numériques au sein du secteur public

Dans le contexte du secteur public, où les priorités politiques peuvent changer, les budgets fluctuer et les champions de projets partir, l'institutionnalisation est cruciale pour que les communs numériques dépassent le stade de l'expérimentation éphémère ou de l'initiative isolée. Sans un ancrage solide, ils risquent de rester des pilotes sans lendemain, des jardins à la française entretenus par quelques passionnés mais vulnérables au moindre coup de vent budgétaire ou politique.

La durabilité des communs numériques, comme le soulignent Franquesa et Navarro (2017) et Curto-Millet et al. (2022), ne repose pas uniquement sur la qualité technique de la ressource, mais fondamentalement sur la vitalité de sa communauté et la robustesse de sa gouvernance. L'institutionnalisation au sein de l'administration peut fournir un cadre stable, des ressources pérennes (humaines, financières, infrastructurelles) et une reconnaissance officielle qui sont autant d'incitations pour la communauté à s'investir sur le long terme.

Concrètement, l'institutionnalisation signifie l'intégration des communs numériques dans les routines organisationnelles, les processus budgétaires (lignes dédiées), les politiques de ressources humaines (reconnaissance des compétences, formation), les cadres juridiques et d'achat public, les architectures des systèmes d'information, et, plus profondément, dans la culture organisationnelle (valorisation du partage, de la transparence, de la collaboration). L'analyse de Shulz (2021) sur la transformation de l'État par les communs numériques illustre la complexité et la durée de ce processus d'intégration, qui s'apparente souvent à une lutte pour la reconnaissance et l'ancrage.

L'enjeu est donc de taille, sans institutionnalisation, le potentiel transformateur des communs numériques risque de rester lettre morte. Il convient alors de s'interroger sur la réalité de cet ancrage sur le terrain.

1.3.1.3. Le constat empirique d'une intégration souvent limitée et des défis d'ancrage : entre potentiel reconnu et difficultés persistantes

Malgré une reconnaissance croissante du potentiel des communs numériques et de l'open source dans les discours politiques et les rapports stratégiques, leur adoption et surtout leur intégration profonde et durable au sein des administrations publiques se heurtent à de nombreux obstacles. Linåker et al. (2023), dans une revue de 25 années d'open source dans le secteur public, concluent que son développement y est encore à ses débuts ("still in its infancy") en termes d'intégration stratégique et d'impact transformateur généralisé.

Des études empiriques dans divers contextes confirment ces difficultés. Namayala et al. (2024) mettent en lumière les défis de l'institutionnalisation de l'adoption des logiciels libres et open source dans les établissements d'enseignement supérieur en Tanzanie, soulignant le manque de politiques claires, de compétences internes, de soutien managérial et de sensibilisation. Déjà en 2012, se posait la question du degré réel d'institutionnalisation de l'open source dans les organisations, avec les constat d'une intégration souvent partielle, tactique plutôt que stratégique, et dépendante de facteurs contingents [Marsan et al., 2012] .

Les trajectoires d'intégration sont souvent complexes, non linéaires, et peuvent même connaître des reculs ou des échecs. L'étude de cas de la Base Adresse Nationale (BAN) en France est emblématique de ces dynamiques [Shulz, 2021]. Conçue initialement comme un commun co-produit par l'État, les collectivités et les citoyens, la BAN a fait face à des tentatives de recentralisation et de fermeture par certaines instances étatiques, illustrant les tensions entre la logique collaborative des communs et les logiques administratives traditionnelles de contrôle et de hiérarchie.

Ce constat d'une institutionnalisation ardue, partielle et souvent conflictuelle des communs numériques dans le secteur public justifie pleinement la nécessité d'une analyse approfondie des facteurs qui la favorisent ou l'entravent. Pour mener à bien cette analyse, il est indispensable de mobiliser des cadres théoriques sociologiques robustes.

1.3.2. Cadres théoriques mobilisés pour analyser l'institutionnalisation des communs numériques

Pour comprendre les dynamiques complexes de l'institutionnalisation des communs numériques au sein de l'administration publique, il est nécessaire de s'appuyer sur des fondements théoriques éprouvés. Cette sous-partie présentera les principaux cadres qui seront mobilisés dans ce mémoire. Dans un premier temps c'est la Théorie Néo-Institutionnelle (TNI) qui sera mobilser pour analyser l'influence de l'environnement organisationnel et la recherche de légitimité. Puis, la Théorie du Travail Institutionnel (TTI) sera abordée pour mettre en lumière le rôle actif des acteurs dans la construction et la transformation des institutions. Enfin, une articulation originale sera proposée en considérant les principes de gouvernance des communs d'Ostrom comme une forme spécifique de travail institutionnel de maintien.

1.3.2.1. La Théorie Néo-Institutionnelle (TNI) : pressions isomorphiques, légitimité, mythes rationalisés et rôle du champ organisationnel

La Théorie Néo-Institutionnelle (TNI) soutient que les organisations, au-delà de la simple recherche d'efficacité technique, adoptent des structures et des pratiques pour se conformer aux attentes de leur environnement institutionnel et ainsi gagner en légitimité et assurer leur survie. Le champ organisationnel, c'est à dire l'ensemble des organisations (administrations, fournisseurs, associations, etc.) qui constituent une sphère d'activité reconnue, exerce des pressions conduisant à une homogénéisation des pratiques qualifiée d'isomorphisme institutionnel [DiMaggio et al., 1983].

DiMaggio et Powell (1983) distinguent trois mécanismes d'isomorphisme qui expliquent cette tendance à l'homogénéisation. Le tableau ci-dessous présente ces mécanismes et illustre leur application potentielle à l'institutionnalisation des communs numériques au sein de l'administration publique.

Mécanisme d'IsomorphismeDéfinition (DiMaggio & Powell, 1983)Exemple d'application à l'institutionnalisation des communs numériques dans l'administration
CoercitifPressions formelles (lois, règlements) et informelles (attentes fortes)Politiques publiques imposant l'usage de logiciels libres ou l'ouverture des données (ex: Loi pour une République Numérique).
MimétiqueImitation d'organisations perçues comme performantes/légitimes en situation d'incertitudeUne administration adopte un commun numérique après avoir observé son succès ou son déploiement dans une autre entité publique jugée exemplaire.
NormatifInfluence de la professionnalisation (diffusion de normes, standards, bonnes pratiques par les experts et les corps professionnels)Les directeurs des systèmes d'information (DSI), formés aux bénéfices des communs, ou les associations promouvant le logiciel libre, diffusent ces pratiques au sein de leurs organisations et réseaux.

Tableau 4 : Les mécanismes d'isomorphisme institutionnel (TNI) et leur application aux communs numériques publics

Ces trois mécanismes montrent comment l'adoption des communs numériques par une administration peut être motivée non seulement par une recherche d'efficacité intrinsèque, mais aussi par la nécessité de se conformer à des pressions externes, d'imiter des pairs perçus comme des modèles, ou d'adhérer à des normes professionnelles émergentes. La TNI met également en lumière le rôle des mythes rationalisés [Meyer et Rowan, 1977], expression des croyances collectives en l'efficacité ou la modernité de certaines pratiques, adoptées pour leur valeur symbolique et leur capacité à conférer une image de rationalité et de progrès, indépendamment de leur efficacité réelle. L'adoption des communs peut ainsi être en partie motivée par leur association à des valeurs positives (ouverture, modernité, collaboration). Bilet et Liottier (2019) ont montré comment le Big Data a fonctionné comme un mythe rationalisé dans les organisations.

Un concept important est celui du découplage, qui se caractérise lorsque les organisations adoptent formellement des pratiques pour se conformer aux attentes externes et gagner en légitimité (la façade), tout en maintenant leurs routines internes largement inchangées [Meyer et Rowan, 1977]. Cela peut expliquer pourquoi l'adoption de communs reste parfois superficielle.

La TNI offre un cadre puissant pour analyser les influences environnementales et les quêtes de légitimité qui façonnent l'adoption des communs. Elle tend cependant à accorder moins d'attention à l'agence des acteurs et aux processus concrets par lesquels ils construisent, modifient ou résistent aux institutions. C'est là que la Théorie du Travail Institutionnel trouve sa pertinence.

1.3.2.2. La Théorie du Travail Institutionnel (TTI) : agence enchâssée, entrepreneurs institutionnels et pratiques de création, maintien et disruption des institutions

La Théorie du Travail Institutionnel (TTI) s'intéresse à l'ensemble des efforts intentionnels visant à créer, maintenir ou démanteler des institutions [Lawrence et Suddaby, 2006]. Elle met l'accent sur l'agence des acteurs ("embedded agency"), c'est-à-dire leur capacité à agir et à initier le changement, tout en reconnaissant qu'ils sont eux-mêmes contraints et façonnés par les institutions existantes dans lesquelles ils sont enchâssés [Lawrence et al., 2009].

Un concept central est celui d'entrepreneur institutionnel [Ben Slimane, 2019], désignant les acteurs (individus, organisations, mouvements sociaux) qui mobilisent des ressources (symboliques, matérielles, relationnelles) et déploient des stratégies pour modifier les règles du jeu existantes ou en imposer de nouvelles. Dans le contexte des communs numériques publics, ces entrepreneurs peuvent être des agents publics innovateurs, des cadres dirigeants éclairés, des associations promouvant l'open source, ou des communautés de développeurs.

Lawrence et Suddaby (2006) ont identifié un large répertoire de pratiques de travail institutionnel, que l'on peut regrouper en trois grandes catégories que sont le travail de création, de maintien et de disruption des institutions. Le tableau suivant illustre ces formes de travail et propose des exemples d'actions concrètes par lesquelles les acteurs peuvent œuvrer à l'institutionnalisation des communs numériques au sein de la sphère publique.

Type de Travail Institutionnel (Lawrence & Suddaby, 2006)Objectif GénéralExemples d'actions pour l'institutionnalisation des communs numériques publics
Travail de CréationÉtablir de nouvelles règles, normes, pratiquesPlaidoyer pour les communs numériques, élaboration de cadres juridiques et politiques favorables, création de projets pilotes, théorisation des bénéfices et de la valeur publique.
Travail de MaintienPréserver et renforcer les institutions (ici, les communs établis ou en voie d'établissement)Animation de communautés de pratique, formation des agents publics, défense des communs contre les menaces (ex: tentatives de fermeture), intégration dans les routines organisationnelles et budgétaires.
Travail de DisruptionAffaiblir ou démanteler des institutions concurrentes ou des obstaclesCritique des modèles propriétaires et du "vendor lock-in", promotion d'alternatives ouvertes, déconstruction des mythes bureaucratiques ou des résistances culturelles au partage.

Tableau 5 : Formes de Travail Institutionnel (TTI) et leur application à l'institutionnalisation des communs numériques publics

Ce cadre met en évidence que l'institutionnalisation des communs numériques n'est pas un processus passif ou automatique, mais le fruit d'efforts délibérés de la part d'acteurs engagés. Le travail de création d'institutions vise à établir de nouvelles règles, normes ou pratiques. Cela inclut des activités comme le plaidoyer (convaincre de la valeur des communs), la théorisation (développer des arguments et des modèles pour justifier les communs), l'éducation (former aux principes et outils des communs), la construction de réseaux d'alliés, ou l'exemplification (mettre en avant des réussites pour encourager l'imitation).

Le travail de maintien d'institutions vise à préserver et renforcer les institutions existantes. Cela comprend la surveillance de la conformité, la reproduction des normes par la socialisation et la formation, la défense des institutions contre les menaces externes ou internes, ou encore l'ancrage des institutions dans des routines et des identités.

Le travail de disruption d'institutions vise à affaiblir ou à démanteler des institutions existantes pour faire place à de nouvelles. Cela peut impliquer de discréditer les pratiques établies (critiquer la dépendance aux logiciels propriétaires), de mobiliser des oppositions, ou de créer des alternatives viables.

Shulz (2024) utilise cette perspective pour analyser le travail de réforme des agents publics qui, de l'intérieur, cherchent à transformer l'État en s'appuyant souvent sur les logiques et les outils des communs numériques.

La TTI offre un regard dynamique et centré sur les acteurs, complémentaire à l'approche plus structurale de la TNI. Elle permet de comprendre comment l'institutionnalisation des communs est le résultat d'efforts concrets, de stratégies et parfois de luttes. Une manière d'approfondir cette analyse est de considérer la gouvernance interne des communs eux-mêmes comme une forme de travail institutionnel.

1.3.2.3. Articulation des principes de gouvernance des communs comme forme de travail institutionnel de maintien

Les principes de conception institutionnelle d'Ostrom (1990), bien qu'initialement développés pour les ressources naturelles, fournissent un cadre robuste pour penser la gouvernance durable des communs numériques, moyennant adaptation [Linåker et Runeson, 2022]. Un aspect souvent méconnu de ces principes est leur caractère performatif. Ils ne se réalisent pas spontanément ni automatiquement. Leur effectivité repose sur l'action continue des membres du commun. Ces principes (définition claire des limites, congruence des règles, participation aux décisions, surveillance, sanctions graduées, résolution des conflits, reconnaissance externe, organisation multi-niveaux) ne sont pas des caractéristiques statiques, mais des règles et des processus qui doivent être activement construits, mis en œuvre, surveillés, adaptés et défendus par la communauté.

Dans cette perspective, la mise en œuvre de ces principes peut être interprétée comme une forme de travail institutionnel de maintien [Lawrence et Suddaby, 2006]. Les auteurs identifient plusieurs formes de travail par lesquelles les acteurs soutiennent et reproduisent les institutions existantes :

  • la création de règles ou d'entités de soutien ("enabling work"),
  • la surveillance et l'application des règles ("policing"), la dissuasion ("deterring"),
  • la valorisation des comportements conformes et la stigmatisation des écarts ("valourizing and demonizing"),
  • la préservation des mythes fondateurs ("mythologizing"),
  • l'intégration des normes dans les routines quotidiennes ("embedding and routinizing").

L'articulation entre les principes d'Ostrom et ces formes de travail institutionnel révèle que chaque principe appelle des pratiques concrètes de maintien. Le tableau ci-dessous illustre ces correspondances, enrichies d'exemples issus de communs numériques emblématiques, et met en lumière comment la gouvernance ostromienne s'incarne dans des efforts continus de maintien institutionnel.

Principe d'Ostrom (1990)Formes de Travail Institutionnel de Maintien (Lawrence & Suddaby, 2006)Exemples concrets dans les communs numériques
1. Frontières clairement définies (des usagers et de la ressource)• Enabling work (structurer l'accès, clarifier les rôles et droits)
• Policing (contrôler les accès, décourager les usages non conformes)
OpenStreetMap exige la création d'un compte et l'acceptation de la licence ODbL ; Wikipédia : compte utilisateur et adhésion implicite aux règles éditoriales.
2. Règles d'appropriation et de provision adaptées aux conditions locales• Embedding & Routinizing (intégrer les normes spécifiques au contexte)
• Enabling work (adapter les règles aux besoins locaux et à l'évolution de la ressource)
Projets logiciels libres (ex: Debian, Apache) avec des chartes de contribution et des processus de décision spécifiques ; OpenStreetMap : gestion locale des spécificités cartographiques par les chapitres nationaux.
3. Dispositifs de choix collectif (participation des usagers à la modification des règles)• Enabling work (mettre en place des instances participatives de décision)
• Mythologizing (valoriser la légitimité de la gouvernance partagée)
Wikipédia : pages de discussion, votes communautaires pour les règles et l'élection des administrateurs ; Projets libres : processus de revue collaborative du code (merge requests), comités techniques élus.
4. Surveillance (des comportements des usagers et de l'état de la ressource)• Policing (monitoring des contributions, contrôle par les pairs)
• Deterring (dissuader les comportements déviants par la visibilité de la surveillance)
Wikipédia : patrouilleurs récents, robots anti-vandalisme, historique des modifications public ; OpenStreetMap : outils de validation (ex: OSMCha), Data Working Group pour la qualité des données.
5. Sanctions graduées (pour les usagers ne respectant pas les règles)• Policing (appliquer des sanctions progressives et proportionnées)
• Valorizing & Demonizing (renforcer la norme par la sanction de l'écart)
Wikipédia : avertissements, blocages temporaires ou définitifs de comptes ; Projets libres : rejet de contributions de faible qualité, exclusion de la communauté en cas de violations répétées de la charte.
6. Mécanismes de résolution des conflits (accessibles et peu coûteux)• Enabling work (créer des instances de médiation et d'arbitrage)
• Embedding & Routinizing (établir des procédures claires de gestion des désaccords)
Wikipédia : comité d'arbitrage pour les litiges complexes ; OpenStreetMap : discussions au sein des communautés locales puis saisine du Data Working Group pour les conflits non résolus.
7. Reconnaissance minimale des droits d'organisation (par les autorités externes)• Enabling work (négocier la reconnaissance légale et institutionnelle)
• Mythologizing (forger une histoire légitime et une identité reconnue)
Licences libres (GPL, Creative Commons) reconnues légalement et utilisées par des institutions ; OpenStreetMap Foundation comme interlocutrice des gouvernements et organisations internationales.
8. Organisation en niveaux imbriqués (pour les communs de grande taille)• Enabling work (développer des structures de gouvernance modulaires et coordonnées)
• Mythologizing (construire une identité commune transcendant les différents niveaux)
Wikipédia : éditions linguistiques autonomes fédérées sous l'égide de la Wikimedia Foundation ; Écosystème Linux : équipes de développement de sous-projets spécifiques (noyau, distributions, applications) coordonnés autour de principes communs.

Tableau 6 : Principes de gouvernance d'Ostrom comme Travail Institutionnel de Maintien dans les Communs Numériques

Cette grille de lecture révèle que la gouvernance interne d'un commun numérique n'est pas une simple structure administrative, mais un processus continu de travail institutionnel. Si l'on prend l'exemple de Wikipédia, définir et faire respecter les frontières du commun implique un effort permanent pour préciser qui a le droit de contribuer, comment on devient membre, quels contenus sont acceptables. Cela s'apparente à un travail d'ajustement structurel permanent. De même, instaurer des organes de décision collective n'est pas qu'une question de règle formelle. Il faut animer ces espaces délibératifs, former les participants aux procédures, et parfois inventer de nouvelles instances lorsque la complexité augmente.

La surveillance mutuelle et les sanctions graduées offrent un autre exemple éclairant de ce travail de maintien. Dans un commun numérique comme OpenStreetMap, surveiller les contributions mobilise des pairs volontaires, des bots informatiques, des modérateurs élus, un véritable système socio-technique à mettre en place et à affiner en permanence. Il faut non seulement détecter les écarts, mais aussi décider de la réponse appropriée, appliquer des sanctions de façon juste et proportionnée, et expliquer ces décisions pour qu'elles soient comprises et acceptées. Ce travail de "police" communautaire est crucial pour maintenir la confiance et la coopération à long terme.

Un volet moins visible mais tout aussi important est le travail de légitimation normative. Les communautés valorisent certains comportements exemplaires (via des récompenses symboliques comme les barnstars de Wikipédia) et stigmatisent les conduites contraires. La mise en récit de l'histoire du projet, de ses victoires et moments fondateurs, agit comme un ciment identitaire de construction du "mythe". Dans Wikipédia, les cinq piliers fondateurs sont fréquemment évoqués comme une mythologie partagée, tandis que les projets libres valorisent des figures héroïques, des champions, qui incarnent la raison d'être du commun.

Ainsi conceptualisée, la gouvernance des communs numériques apparaît comme une série de travaux de maintien institutionnel directement alignés sur les principes d'Ostrom. Un commun qui réussit ce travail de maintien interne, en s'appuyant sur des principes ostromiens adaptés, sera plus résilient, plus attractif et donc plus susceptible d'être reconnu et institutionnalisé par des acteurs externes comme l'administration publique. Sa bonne gouvernance interne devient un gage de sa viabilité et un argument pour son adoption externe. Cette perspective met en lumière que gouverner un commun, c'est sans cesse réagir, ajuster, et reproduire ensemble les règles du jeu qui permettent à ce commun d'exister.

Cette articulation entre Ostrom et la TTI enrichit considérablement la compréhension des dynamiques internes aux communs et de leur influence sur leur institutionnalisation externe. Elle révèle que les communs numériques qui perdurent sont ceux dont les communautés accomplissent activement et continuellement ce travail institutionnel de maintien.

1.3.3. Vers l'identification des facteurs d'institutionnalisation : synthèse et positionnement de la recherche

L'ensemble des développements précédents a permis de poser les bases conceptuelles et théoriques nécessaires à l'analyse de l'institutionnalisation des communs numériques dans l'administration publique. Cette dernière sous-partie a pour objectif de faire la synthèse des facteurs potentiels qui, selon la littérature, influencent ce processus. Sur cette base, elle identifiera de manière précise la lacune de recherche que ce mémoire se propose de combler, justifiant ainsi son originalité et sa pertinence. Enfin, elle rappellera la question de recherche centrale qui structure l'ensemble du travail et esquissera les sous-questions qui en découlent.

1.3.3.1. Inventaire des catégories de facteurs potentiels issues de la littérature

La revue de littérature permet d'identifier trois grandes catégories de facteurs susceptibles d'influencer l'institutionnalisation des communs numériques dans l'administration publique.

Facteurs contextuels et stratégiques

Ces facteurs concernent l'environnement macro et les orientations de haut niveau. L'institutionnalisation est favorisée par une volonté politique affirmée et continue, se traduisant par un soutien des décideurs, une allocation de ressources et une capacité à surmonter les résistances [van Loon et Toshkov, 2015]. Des cadres légaux et réglementaires adaptés et incitatifs sont également cruciaux, tels que des lois encourageant l'open data et le logiciel libre [Loi n° 2016-1321 du 7 oct. 2016], des politiques d'achat public facilitant l'acquisition de solutions ouvertes [Mitchell, 2022], ou des standards d'interopérabilité.

Un alignement stratégique clair des communs numériques avec les priorités et les plans de transformation de l'administration (souveraineté, innovation, efficience, gouvernement ouvert) est essentiel, comme en témoignent les recommandations du [CSNP, 2023] ou les plans d'action du Partenariat pour un Gouvernement Ouvert [MRD-PPG, 2024]. Ces facteurs créent les conditions de possibilité et de légitimité par le haut, relevant des pressions coercitives et normatives (TNI) et du travail institutionnel de création au niveau politique (TTI).

Facteurs organisationnels, culturels et communautaires

Ces facteurs se rapportent à la capacité interne de l'administration à intégrer les communs et à la dynamique des communautés qui les animent. L'institutionnalisation est facilitée par un leadership interne fort et un portage par des champions au sein des administrations. Une culture organisationnelle propice à la collaboration, au partage, à l'expérimentation et à une certaine prise de risque, en opposition aux freins bureaucratiques traditionnels, est également déterminante [Bjerke-Busch et Aspelund, 2021], [Liarte et al., 2024].

La disponibilité de compétences techniques, juridiques et managériales, ainsi que des dispositifs de gestion du changement pour accompagner l'adoption, jouent un rôle crucial. L'existence de structures organisationnelles dédiées, comme les Open Source Program Offices (OSPOs) [Brock, 2022], ou de communautés de pratique internes [Wenger, 1998], facilite l'intégration. La vitalité de la communauté du commun (taille, activité, diversité) et la clarté et la participation à sa gouvernance [Link et al., 2018], ainsi qu'un niveau élevé de confiance [Henry et Dietz, 2011] et une orchestration efficace de l'écosystème [Henttonen et al., 2024], sont des facteurs déterminants. Ces facteurs agissent à différents niveaux, influençant l'adoption effective et l'intégration dans les pratiques.

Facteurs de ressources et capacitaires

Ces facteurs concernent les moyens concrets et les caractéristiques intrinsèques du commun. L'institutionnalisation dépend de modèles de financement clairs et pérennes assurant la maintenance et l'évolution des communs [Curto-Millet et al., 2022], et des cadres pour mesurer l'investissement public dans les logiciels libres et open-source et sa valeur économique [Shrivastava et al., 2024].

La disponibilité de ressources humaines formées et dédiées est essentielle. La qualité technique intrinsèque du commun (robustesse, sécurité [Cox, 2019], facilité d'usage, documentation), son interopérabilité avec les systèmes d'information existants [Sadeghi et al., 2023], et l'existence d'une infrastructure technique de support (forges logicielles, plateformes de documentation) sont des conditions nécessaires. Ces facteurs assurent la faisabilité pratique et la qualité de la solution, conditions de sa légitimité pragmatique et de la réussite du travail institutionnel.

Le tableau suivant synthétise ces grandes catégories de facteurs d'institutionnalisation, issues de la littérature, qui structureront l'analyse empirique des cas étudiés dans ce mémoire.

Catégorie de FacteursExemples de facteurs spécifiques (issus de la littérature)
1. Facteurs Contextuels et Stratégiques
  • - Volonté politique affirmée et continue
  • Cadres légaux et réglementaires incitatifs (ex: Loi Rép. Num.)
  • Politiques d'achat public favorables ; alignement stratégique avec les priorités publiques (souveraineté, innovation...)
  • Influence du champ organisationnel (pressions isomorphiques)
2. Facteurs Organisationnels, Culturels et Communautaires
  • - Leadership interne et portage par des champions
  • Culture administrative (ouverture contre résistance au changement, silos)
  • Compétences internes (techniques, juridiques, managériales)
  • Dispositifs de gestion du changement ; structures dédiées (exemple : OSPO)
  • Vitalité, gouvernance et confiance au sein de la communauté du commun
3. Facteurs de Ressources et Capacitaires
  • - Modèles de financement pérennes et adéquats
  • Ressources humaines dédiées et formées
  • Qualité technique intrinsèque du commun (robustesse, sécurité, interopérabilité)
  • Documentation et support
  • Infrastructure technique de soutien

Tableau 7 : Catégories de facteurs potentiels d'institutionnalisation des communs numériques dans l'administration publique

Cet inventaire, bien que non exhaustif, fournit un cadre analytique pour aborder l'étude des cas concrets d'institutionnalisation des communs numériques. Il souligne la multiplicité des dimensions à considérer, allant des orientations politiques de haut niveau aux caractéristiques techniques des ressources, en passant par les dynamiques humaines et organisationnelles.

1.3.3.2. La lacune de recherche à combler

Bien que la littérature existante identifie de nombreux facteurs pertinents, comme inventoriés ci-dessus, plusieurs lacunes subsistent et justifient la présente recherche.

  • Premièrement, il manque souvent une analyse de ces facteurs qui examinerait leurs interactions complexes et leurs poids respectifs dans le processus d'institutionnalisation, plutôt que de les aborder de manière isolée.
  • Deuxièmement, de nombreuses études se concentrent sur l'adoption de l'Open Source ou de l'Open Data en général. Ce mémoire se distingue en se focalisant spécifiquement sur l'institutionnalisation des communs numériques, c'est-à-dire en intégrant pleinement la dimension cruciale de la communauté active et de la gouvernance partagée, qui est au cœur du concept de commun.
  • Troisièmement, l'analyse doit être menée au sein du contexte spécifique de l'administration publique, avec ses logiques d'action, ses contraintes et ses cultures propres, qui modulent de manière significative les dynamiques d'institutionnalisation par rapport au secteur privé ou aux communautés purement bénévoles.
  • Quatrièmement, la mobilisation conjointe de cadres théoriques robustes comme la Théorie Néo-Institutionnelle (TNI), la Théorie du Travail Institutionnel (TTI), et leur articulation avec les principes de gouvernance des communs d'Ostrom, offre une plus-value analytique pour saisir la complexité du phénomène, en combinant les influences de l'environnement, l'agence des acteurs et les dynamiques internes aux communs.
  • Enfin, il existe un besoin d'études de cas empiriques approfondies et récentes dans le contexte français, qui permettraient de comprendre finement les mécanismes à l'œuvre, les succès, les échecs et les adaptations spécifiques à l'administration française.

C'est cette combinaison de ces différentes approches centrées sur les communs numériques dans leur entièreté, au sein de l'administration publique française, et éclairée par un cadre théorique multiple, qui constitue la contribution originale de ce mémoire.

1.3.3.3. Question de recherche centrale : Quels sont les facteurs d'institutionnalisation des communs numériques au sein de l'administration publique ?

Au terme de cette revue de littérature, la question de recherche centrale qui guidera ce mémoire se formule ainsi : Quels sont les facteurs clés, et comment interagissent-ils, qui expliquent l'institutionnalisation (ou son absence) des communs numériques au sein de l'administration publique française ?

Cette question principale pourra être déclinée en sous-questions de recherche plus spécifiques, qui orienteront la collecte et l'analyse des données empiriques. À titre indicatif, ces sous-questions pourraient inclure :

  • SQ1 : Comment les différentes pressions isomorphiques (coercitives, mimétiques, normatives) et la recherche de légitimité (TNI) influencent-elles les différentes étapes de l'institutionnalisation des communs numériques par les administrations françaises ?
  • SQ2 : Quels types de travail institutionnel (création, maintien, disruption) sont déployés par les différents acteurs (entrepreneurs institutionnels, communautés, agents publics, instances politiques) pour favoriser ou entraver l'institutionnalisation des communs numériques publics, et avec quels résultats ?
  • SQ3 : De quelle manière la mise en œuvre (ou l'absence) de principes de gouvernance interne robustes (inspirés d'Ostrom) au sein des communs numériques affecte-t-elle leur capacité à s'institutionnaliser au sein de l'administration ?
  • SQ4 : Comment les facteurs, qu'ils soient contextuels et stratégiques, organisationnels, culturels et communautaires, ou traitant de ressources et de capacités interagissent-ils concrètement pour façonner les trajectoires d'institutionnalisation (succès, échecs, formes hybrides) de communs numériques dans l'administration française ?

Cette revue de littérature a permis de délimiter le champ de recherche, de définir les concepts clés, de mobiliser les cadres théoriques pertinents et de formuler une question de recherche précise, étayée par l'identification d'une lacune dans les connaissances existantes. La Partie II du mémoire présentera la méthodologie retenue pour répondre à cette question, avant que la Partie III ne déploie l'analyse des résultats empiriques issus des études de cas.


PARTIE II : Cadre méthodologique de la recherche

La présente recherche vise à répondre à la problématique suivante : Quels sont les facteurs d’institutionnalisation des communs numériques dans l’administration publique ?

Pour appréhender la complexité inhérente à ce phénomène, qui mêle dynamiques organisationnelles, stratégies d'acteurs, cadres institutionnels et évolutions technologiques, une approche qualitative s'impose comme la plus pertinente. Elle seule permet de saisir la richesse des processus à l'œuvre, les dynamiques contextuelles spécifiques et les cadres de signification mobilisés par les acteurs impliqués dans la création, le développement et l'ancrage des communs numériques au sein de la sphère publique.

Cette deuxième partie détaillera donc l'architecture méthodologique adoptée. Il sera d'abord exposé le design de la recherche, en précisant le positionnement épistémologique, la stratégie d'étude de cas multiples retenue, les modalités d'échantillonnage et les unités d'analyse. Sera ensuite décrit le processus de collecte des données, incluant le protocole mis en œuvre et les considérations éthiques qui l'encadrent. Enfin, sera présentée la méthode d'analyse des données qualitatives, en explicitant les techniques de codage et les critères de rigueur scientifique qui garantiront la validité et la fiabilité des résultats.

2.1. Design de la recherche

L'étude de l'institutionnalisation des communs numériques dans l'administration publique requiert un design de recherche apte à capturer la profondeur et la contextualisation des processus sociaux. Cette section présente les fondements épistémologiques de la démarche, la stratégie d'étude de cas adoptée, les principes guidant la sélection de l'échantillon, ainsi que les considérations éthiques qui encadrent l'ensemble de l'investigation.

2.1.1. Positionnement épistémologique et approche qualitative

La démarche s'inscrit dans une perspective épistémologique interprétativiste et constructiviste [Lincoln et Guba, 1985]. Ce positionnement postule que la réalité sociale, et donc l'institutionnalisation des communs numériques, n'est pas une donnée objective préexistante, mais est continuellement construite, négociée et interprétée par les acteurs sociaux à travers leurs interactions et les significations qu'ils attribuent à leurs actions. Comprendre ce processus implique donc d'accéder à ces cadres de sens pluriels, qu'ils émanent d'élus, de directeurs de systèmes d'information, d'agents publics, de membres de communautés de pratique ou d'experts. Les entretiens préliminaires ont d'ailleurs confirmé la variété des acceptions du terme "commun numérique" et de ses enjeux, soulignant la nécessité d'une approche qui embrasse cette diversité interprétative.

L'institutionnalisation n'est ainsi pas appréhendée comme une simple diffusion technologique ou une adoption organisationnelle linéaire, mais comme le résultat d'interactions complexes entre les structures existantes et l'agence des acteurs, conformément aux perspectives théoriques du travail institutionnel [Lawrence et Suddaby, 2006]. La capacité réflexive des acteurs à façonner activement leur environnement institutionnel est reconnue, tout en étant eux-mêmes influencés par les logiques et les structures dans lesquelles ils sont enchâssés.

Pour investiguer ce phénomène dans sa complexité, la stratégie méthodologique privilégiée est celle de l'étude de cas multiples enchâssés [Yin, 2018]. Cette approche se justifie par sa capacité à permettre un examen approfondi et holistique du processus d'institutionnalisation au sein d'une variété de contextes administratifs spécifiques, tout en autorisant une analyse fine des dynamiques et des facteurs à l'œuvre. Chaque cas, constitué par une initiative de commun numérique ou une organisation publique porteuse, sera exploré en détail, en portant une attention particulière aux unités d'analyse enchâssées telles que les stratégies des acteurs, les dispositifs de gouvernance, ou les discours de légitimation. Cette stratégie comparative vise, d'une part, à identifier des schémas récurrents et des variations significatives entre les cas, permettant une montée en généralité analytique prudente et contextualisée, et, d'autre part, à construire une théorisation solidement ancrée dans les données empiriques.

Conscient de la proximité de la problématique avec une expérience professionnelle personnelle au sein de l'Assurance Maladie, une posture réflexive sera maintenue tout au long de la recherche, notamment par la tenue d'un journal de bord. Ce dernier permettra de documenter les préconceptions, les réactions face aux témoignages ,dont certains pourraient faire écho à des observations antérieures, et ainsi de maintenir la distance analytique nécessaire à la rigueur scientifique.

2.1.2. Stratégie d'échantillonnage et unités d'analyse

L'échantillonnage adopté pour cette recherche relève d'une logique théorique et raisonnée [Miles et al., 2014], non probabiliste. Plutôt que de viser une représentativité statistique, la sélection des cas et des participants vise à maximiser la variété des situations et des perspectives afin d'éclairer les multiples facettes du phénomène d'institutionnalisation. Cette approche implique une adaptation itérative de l'échantillon en fonction des données collectées et des pistes analytiques émergentes, jusqu'à atteindre une saturation théorique, c'est-à-dire le point où de nouveaux entretiens n'apportent plus d'informations significativement nouvelles sur les catégories de facteurs identifiées.

La sélection des cas et des interviewés s'opère selon plusieurs critères de diversité, déjà perceptibles au travers des premiers entretiens réalisés :

  • Le niveau d'intervention des organisations : Administrations centrales (ex. Ministères, DINUM), agences nationales (ex. ADEME), collectivités territoriales de tailles variées (ex. municipalités, métropoles), structures de mutualisation (ex. opérateurs publics de services numériques), ou encore des acteurs au niveau européen.
  • Le type de commun numérique : Initiatives portant sur des logiciels (ex. suites bureautiques collaboratives), des données (ex. plateformes d'open data, communs de mobilité), des bases de connaissances partagées, des plateformes collaboratives, ou des infrastructures mutualisées.
  • L'origine et la nature du portage de l'initiative : Projets issus d'une volonté politique forte et descendante, initiatives émergentes "du terrain" portées par des agents ou des communautés, projets pilotés par des agences publiques dans le cadre de leurs missions, ou encore initiatives émanant de réseaux d'acteurs inter-organisationnels.
  • Le degré de maturité et de "succès" perçu de l'institutionnalisation : Cas d'initiatives bien établies et reconnues, projets en phase d'émergence ou d'expérimentation, mais aussi analyse de situations où l'institutionnalisation a rencontré des difficultés majeures, voire des échecs, afin de mieux comprendre les obstacles.

Les unités d'analyse principales sont constituées par les initiatives de communs numériques elles-mêmes ou par les organisations administratives qui les portent. Au sein de chaque cas, des unités d'analyse enchâssées seront examinées, telles que :

  • Les acteurs clés impliqués (décideurs politiques, managers, agents, membres de communautés, experts externes) et leurs rôles.
  • Les stratégies déployées par ces acteurs pour promouvoir ou freiner l'institutionnalisation (ex. stratégies de recrutement, de formation, de communication, de lobbying interne, de contournement des règles).
  • Les dispositifs de gouvernance mis en œuvre (formels et informels, centralisés ou distribués, participatifs ou non).
  • Les réseaux d'acteurs et les dynamiques de collaboration ou de conflit.
  • Les discours de légitimation produits pour justifier l'adoption et l'ancrage des communs.
  • Les résistances organisationnelles, culturelles ou techniques rencontrées.

Cette diversité d'acteurs et de situations vise à capturer la multiplicité des perspectives et des enjeux liés à l'institutionnalisation des communs numériques dans l'administration publique.

2.1.3. Considérations éthiques et accès au terrain

L'accès au terrain s'est construit progressivement, en mobilisant plusieurs canaux complémentaires, réseaux professionnels et académiques préexistants, sollicitations directes auprès d'acteurs identifiés comme pertinents via une veille documentaire, et effet "boule de neige" où certains participants ont suggéré d'autres contacts.

L'ensemble de la démarche est guidé par des principes éthiques rigoureux, conformes aux standards de la recherche en sciences sociales.

Une information claire et complète est systématiquement fournie à chaque participant en amont de l'entretien, concernant les objectifs de la recherche, l'utilisation prévue des données, la durée approximative de l'échange et les garanties de confidentialité.

Un consentement éclairé est formellement obtenu avant chaque entretien, incluant l'autorisation d'enregistrement audio. Les participants sont informés de leur droit de refuser l'enregistrement, de ne pas répondre à certaines questions, ou de se retirer de l'étude à tout moment.

La confidentialité et l'anonymisation des propos sont garanties. Les noms des personnes et des organisations spécifiques seront rendus anonymes dans le corps du mémoire, sauf accord explicite des intéressés pour être cités. Cette précaution est d'autant plus importante que certains entretiens peuvent aborder des sujets sensibles (critiques de politiques, relations interpersonnelles complexes, échecs de projets). Si des verbatim sont utilisés, ils seront soumis à validation aux participants concernés, afin de s'assurer de la fidélité de la retranscription et de l'interprétation.

Le respect de la parole des acteurs constitue un engagement fondamental, favorisant un climat de confiance propice à des échanges riches et authentiques.

2.2. Collecte des données

La collecte des données empiriques constitue une phase cruciale de l'investigation qualitative. Elle s'appuie sur une triangulation de sources afin d'assurer la richesse et la robustesse des informations recueillies. Cette section détaille le protocole de recherche, l'instrument principal de collecte que constitue le guide d'entretien, ainsi que les observations complémentaires.

2.2.1. Sélection du terrain et protocole de collecte

La constitution du terrain de recherche s'est opérée par une sélection raisonnée d'organisations et d'initiatives illustrant la diversité des communs numériques dans le contexte de l'administration publique française, conformément aux critères d'échantillonnage définis précédemment.

Le protocole de collecte s'articule principalement autour de deux méthodes complémentaires, à savoir les entretiens semi-directifs et l'analyse documentaire.

Les entretiens semi-directifs constituent la source principale de données primaires. Réalisés majoritairement en visioconférence pour des raisons pratiques et pour faciliter l'accès à des acteurs géographiquement dispersés, ces entretiens, d'une durée comprise généralement entre une quarante-cinq et quatre-vingt dix minutes, permettent un échange approfondi. L'enregistrement audio systématique, avec l'accord préalable des interviewés, garantit une retranscription exhaustive et fidèle des échanges, essentielle pour une analyse qualitative rigoureuse.

L'analyse documentaire vient enrichir, contextualiser et trianguler les données issues des entretiens. Elle porte sur un corpus varié de documents, incluant :

  • Documents stratégiques et politiques (schémas directeurs numériques, feuilles de route ministérielles, plans d'action pour un gouvernement ouvert, rapports parlementaires, etc.).
  • Documents de cadrage juridique et réglementaire (lois, décrets, circulaires, guides sur les marchés publics et l'open source, etc.).
  • Documentation propre aux initiatives de communs (chartes de gouvernance, comptes-rendus de réunions de communautés, cahiers des charges de projets, documentation technique de logiciels, etc.).
  • Publications institutionnelles (rapports d'activité, communiqués de presse, sites web des organisations, etc.).
  • Littérature grise (articles de blogs d'experts, présentations lors de conférences, études de cas produites par des consultants ou des associations, etc.).

Cette triangulation documentaire permet de croiser les discours des acteurs avec les traces écrites des processus étudiés, d'identifier d'éventuelles dissonances et de renforcer la validité de l'analyse.

2.2.2. Guide d'entretien

Un guide d'entretien semi-directif a été élaboré pour structurer les échanges tout en conservant la flexibilité nécessaire à l'exploration de dimensions émergentes et à l'adaptation au profil de chaque interlocuteur. Ce guide sert de trame commune pour assurer une certaine cohérence thématique entre les entretiens, mais il est utilisé de manière souple, les questions étant posées dans un ordre flexible et des relances étant effectuées pour approfondir certains points.

Les thématiques principales abordées s'articulent autour de cinq axes, en lien direct avec la problématique et le cadre théorique :

  1. Contexte de l'initiative et des acteurs : Genèse du commun ou de la politique de soutien, objectifs visés, définition du commun par l'acteur, profil de l'organisation porteuse, parties prenantes impliquées, perception de la valeur publique créée.
  2. Processus d'institutionnalisation : Étapes clés de l'émergence à l'ancrage (ou aux difficultés d'ancrage), stratégies de promotion et de diffusion, mécanismes de gouvernance mis en place, adaptation des structures et des processus organisationnels.
  3. Facteurs d'influence et résistances : Identification des facilitateurs (soutien politique, leadership, compétences internes, financement adéquat, dynamique communautaire, etc.) et des obstacles (freins culturels, rigidités administratives, contraintes juridiques, manque de ressources, difficultés techniques, tensions entre logiques institutionnelles, etc.).
  4. Résultats, impacts et apprentissages : Effets observés sur le fonctionnement de l'administration, la qualité des services, la création de valeur publique. Difficultés rencontrées, échecs partiels et enseignements tirés.
  5. Perspectives et recommandations : Vision de l'évolution future des communs numériques dans l'administration, préconisations pour favoriser leur institutionnalisation.

Ce guide d'entretien est conçu comme un outil itératif. Les enseignements tirés des premiers entretiens ont permis d'affiner les questions, d'identifier de nouvelles pistes d'exploration, comme l'importance des modèles économiques, la gestion des compétences spécifiques aux communs, ou encore les dynamiques de réseau inter-organisationnel, et d'ajuster l'approche pour les entretiens suivants.

2.2.3. Observations complémentaires et éthique de la collecte

Au-delà des entretiens et de l'analyse documentaire, une veille active est maintenue tout au long de la recherche. Elle porte sur les publications scientifiques et professionnelles et les débats publics relatifs aux communs numériques et à la transformation numérique de l'administration. La participation à certains de ces événements, lorsque possible, peut fournir des informations contextuelles et des observations, même légères, sur les discours et les interactions entre acteurs.

L'ensemble du processus de collecte est rigoureusement encadré par les principes éthiques énoncés précédemment (information, consentement, confidentialité, anonymat, validation). Cette démarche n'est pas seulement une exigence déontologique, elle constitue également une condition essentielle pour établir un rapport de confiance avec les participants, favorisant ainsi la richesse et l'authenticité des données recueillies.

2.3. Méthode d'analyse des données

L'analyse des données qualitatives constitue l'étape décisive permettant de transformer le corpus empirique recueilli en résultats intelligibles et en réponses à la problématique. Cette section expose le cadre analytique qui structure l'interprétation, la démarche itérative adoptée, les techniques spécifiques de codage et d'analyse, ainsi que les critères de rigueur qui assurent la validité scientifique des conclusions.

2.3.1. Cadre analytique et démarche itérative

L'analyse des données s'appuie sur un cadre analytique robuste, articulant les perspectives théoriques identifiées dans la revue de littérature. La Théorie Néo-Institutionnelle (TNI) [DiMaggio et Powell, 1983], [Meyer et Rowan, 1977], [Scott, 2014] aidera à comprendre comment les pressions de l'environnement organisationnel (coercitives, mimétiques, normatives) et la recherche de légitimité influencent l'adoption et la forme des communs numériques. La Théorie du Travail Institutionnel (TTI) [Lawrence et Suddaby, 2006], [Lawrence et al., 2009] mettra en lumière l'agence des acteurs et les efforts concrets (création, maintien, disruption d'institutions) qu'ils déploient pour façonner l'institutionnalisation de ces communs. Enfin, les principes de gouvernance des communs d'Ostrom [1990], adaptés au contexte numérique [Linåker et Runeson, 2022], seront mobilisés pour analyser comment la robustesse de la gouvernance interne des communs affecte leur pérennité et leur reconnaissance externe.

Ces cadres théoriques seront complétés par des concepts opératoires tels que la transformation numérique, l'alignement stratégique, l'ambidextrie organisationnelle, l'agilité, les logiques institutionnelles plurielles, la co-création de valeur publique et les communautés de pratique.

La démarche analytique suit une logique itérative, inspirée de la théorie enracinée ("Grounded Theory") [Charmaz, 2006], [Strauss et Corbin, 1998]. Cela signifie qu'un aller-retour constant est opéré entre la collecte des données et leur analyse. Les analyses préliminaires des premières données (entretiens, documents) orientent la suite de la collecte, permettant d'affiner progressivement les questions de recherche, d'explorer des pistes émergentes et d'approfondir la compréhension des catégories analytiques.

2.3.2. Techniques d'analyse qualitative

La première étape de l'analyse consiste en la retranscription intégrale et fidèle des entretiens enregistrés. Ce corpus textuel, complété par les notes prises lors des entretiens non enregistrés et les documents collectés, constitue la base de l'analyse.

Le processus de codage thématique s'organise ensuite en plusieurs étapes successives et complémentaires :

  1. Codage ouvert : Chaque entretien et document est examiné attentivement pour identifier les thèmes, concepts, idées et catégories qui émergent directement du discours des acteurs ou du contenu des textes. Cette phase inductive vise à rester au plus près des données et à être ouvert aux dimensions potentiellement non anticipées du phénomène.
  2. Codage axial : Les codes initiaux sont ensuite regroupés, comparés et reliés pour former des catégories plus abstraites et conceptuellement plus riches. Cette phase vise à établir des liens logiques entre les catégories (relations de causalité, conditions d'émergence, conséquences, etc.). Les concepts du cadre analytique sont mobilisés ici pour structurer et affiner ces catégories, en vue d'identifier les différents facteurs potentiels d'institutionnalisation.
  3. Codage sélectif : Cette dernière phase se concentre sur l'identification des catégories centrales (ou "core categories") qui apparaissent comme les plus significatives et récurrentes pour expliquer le processus d'institutionnalisation. L'objectif est de construire progressivement un récit théorique intégrant ces catégories centrales dans une explication cohérente et nuancée du phénomène, en mettant en évidence les interactions entre les facteurs.

Une attention particulière sera portée à la gestion des nuances et des contradictions présentes dans les données. Les entretiens révèlent déjà des points de vue parfois divergents sur la définition des communs, le rôle de l'État, ou les raisons d'un succès ou d'un échec. L'analyse cherchera à comprendre ces tensions plutôt qu'à les occulter, car elles sont révélatrices de la complexité du processus d'institutionnalisation.

Une analyse comparative inter-cas sera menée pour identifier les similitudes et les différences dans les trajectoires d'institutionnalisation observées, les facteurs en jeu et les stratégies déployées. Cette comparaison systématique permettra de dégager d'éventuelles configurations de facteurs spécifiques à certains contextes ou types de communs, renforçant ainsi la portée des résultats tout en préservant la richesse contextuelle de chaque cas.

L'utilisation d'un logiciel d'analyse qualitative assistée, si pertinent, pourra être envisagée pour faciliter la gestion du corpus de données, le processus de codage et la traçabilité des interprétations, tout en soulignant que l'outil reste au service de l'analyse intellectuelle menée par le chercheur.

2.3.3. Critères de rigueur et de validité

La rigueur scientifique de la recherche s'appuie sur les critères de validité établis par Lincoln et Guba (1985) pour la recherche qualitative. Ces critères, adaptés à la nature interprétative de la démarche, garantissent la robustesse et la crédibilité des résultats produits.

  • La crédibilité sera assurée par plusieurs dispositifs. La triangulation des sources (entretiens avec différents types d'acteurs, documents variés) et des perspectives théoriques (TNI, TTI, Ostrom) permettra de croiser les informations et les interprétations. La validation par les participants sera sollicitée pour les interprétations clés ou les verbatim les plus sensibles afin de s'assurer de leur fidélité. Enfin, la réflexivité du chercheur, consignée dans un journal de recherche, aidera à identifier et gérer les biais potentiels.
  • La transférabilité sera recherchée à travers une description dense et contextualisée des cas étudiés. Cette richesse descriptive fournira aux lecteurs les éléments nécessaires pour évaluer la pertinence et l'applicabilité (avec adaptation) des résultats dans d'autres contextes administratifs. L'objectif est de viser une généralisation analytique des mécanismes et facteurs identifiés.
  • La fiabilité (ou constance) de la démarche sera garantie par une documentation transparente et systématique du processus de recherche (choix méthodologiques, guide d'entretien évolutif, processus de codage). Le dialogue régulier avec le directeur de mémoire offrira un regard externe critique, contribuant à cette fiabilité.
  • La confirmabilité (ou objectivité) sera assurée par l'établissement d'une chaîne de preuves reliant les données brutes (extraits d'entretiens, passages de documents) aux interprétations finales. Chaque conclusion s'appuiera sur des éléments empiriques clairement identifiables, permettant au lecteur de suivre le raisonnement analytique et d'évaluer la solidité des inférences.

2.4. Limites de la recherche

Il est important de reconnaître les limites inhérentes à cette recherche.

Premièrement, bien qu'un échantillon diversifié soit visé, l'accès à certains acteurs ou documents clés pourrait s'avérer difficile, limitant potentiellement la complétude de l'analyse sur certains cas.

Deuxièmement, la nature des données collectées, principalement des discours d'acteurs, peut comporter des biais, qu'ils soient liés à la mémoire, à une volonté de présentation stratégique ou à des interprétations personnelles. La triangulation et la réflexivité visent à mitiger ces biais, sans pouvoir les éliminer totalement.

Troisièmement, la portée de la généralisation est, par nature dans une étude qualitative, analytique et non statistique. Les conclusions éclaireront les mécanismes et facteurs d'institutionnalisation dans les contextes étudiés et pourront offrir des pistes de réflexion pour d'autres, mais ne prétendront pas à une applicabilité universelle.

Enfin, le domaine des communs numériques et des politiques publiques associées est en constante et rapide évolution. L'étude constituera un "instantané" d'une situation à un moment donné, susceptible d'évoluer.

En conclusion, cette architecture méthodologique, alliant rigueur et flexibilité, est conçue pour produire une compréhension riche, nuancée et solidement étayée des facteurs d'institutionnalisation des communs numériques au sein de l'administration publique. Elle ouvre la voie à la présentation et à la discussion des résultats empiriques qui feront l'objet de la troisième partie de ce mémoire.


Attention : cette section sera largement reprise avant la version finale

PARTIE III : ANALYSE DES RÉSULTATS EMPIRIQUES ET DISCUSSION

3.1. Caractérisation des Initiatives et de Leurs Contextes

3.1.1. Présentation Comparée des Cas Étudiés
3.1.1.1. Nature et typologie des communs numériques observés
3.1.1.2. Profil des organisations porteuses et cultures administratives
3.1.1.3. Objectifs visés, maturité et trajectoires des initiatives
3.1.2. Analyse des Configurations de Gouvernance et Écosystèmes d'Acteurs
3.1.2.1. Modèles de gouvernance (principes d'Ostrom adaptés, licences, processus)
3.1.2.2. Gestion des contributions et des écosystèmes
3.1.2.3. Cartographie des parties prenantes et logiques d'action (PLI)
3.1.3. Genèse des Initiatives et Facteurs Contextuels Initiaux
3.1.3.1. Déclencheurs des initiatives (besoins, volonté politique, opportunités)
3.1.3.2. Rôle des acteurs pionniers (champions, entrepreneurs institutionnels)
3.1.3.3. Influence du climat politique, de la culture administrative et des ressources initiales

3.2. Analyse des Dynamiques d'Institutionnalisation

3.2.1. Processus et Trajectoires Observés
3.2.1.1. Phases typiques (idée -> expérimentation -> adoption -> intégration -> légitimation)
3.2.1.2. Moments critiques et points de bascule (politiques, crises, succès/échecs)
3.2.1.3. Analyse des trajectoires de non-institutionnalisation (abandons, échecs)
3.2.2. Identification des Facteurs d'Influence et Résistances
3.2.2.1. Facteurs Politiques, Stratégiques, Juridiques et Réglementaires
3.2.2.2. Facteurs Organisationnels, Culturels et de Ressources (Humaines/Économiques)
3.2.2.3. Facteurs Techniques et Communautaires/Relationnels
3.2.3. Analyse des Stratégies et Leviers (Mobilisés ou Absents)
3.2.3.1. Travail Institutionnel des Acteurs (création, maintien, disruption)
3.2.3.2. Stratégies de Légitimation et Construction Discursive
3.2.3.3. Développement des Capacités et Animation des Communautés/Réseaux

3.3. Discussion des Résultats et Implications

3.3.1. Conséquences et Contribution à la Valeur Publique
3.3.1.1. Impacts sur la performance et le fonctionnement de l'administration
3.3.1.2. Contribution multidimensionnelle à la valeur publique (innovation, souveraineté, etc.)
3.3.1.3. Analyse des coûts évités et de la valeur immatérielle
3.3.2. Discussion au Regard du Cadre Théorique
3.3.2.1. Confrontation avec la Théorie Néo-Institutionnelle (TNI)
3.3.2.2. Confrontation avec la Théorie du Travail Institutionnel (TTI)
3.3.2.3. Apports d'Ostrom et intégration des concepts clés (PLI, Ambidextrie, etc.)
3.3.3. Préconisations Managériales et Stratégiques
3.3.3.1. Recommandations pour les décideurs politiques
3.3.3.2. Recommandations pour les managers publics (DSI, cadres)
3.3.3.3. Recommandations pour les porteurs de projets et communautés

Comment citer ce travail :

Alexandre BERGE. (Année en cours). Les facteurs d'institutionnalisation des communs numériques dans l'administration. Version web. Disponible sur : https://communs-numeriques.fr/articles/memoire-institutionnalisation-communs-numeriques

Version complète (PDF) :

Pour une lecture approfondie, l'intégralité des références et les annexes, vous pouvez télécharger la version PDF du mémoire (prochainement disponible) : Télécharger le mémoire (PDF) - Bientôt