Les Architectes Discrets des Communs Numériques Publics : Entre Élan Vital et Défi de Pérennisation

Au cœur des administrations, là où les rouages de l'État et des collectivités territoriales impriment leur rythme, des figures singulières émergent. Ce sont les “champions internes”, les entrepreneurs institutionnels du numérique public. Avec une détermination sans faille, ils œuvrent à l'introduction et à l'ancrage des communs numériques : logiciels libres partagés, données ouvertes accessibles à tous, plateformes collaboratives co-construites. Ces pionniers sont les véritables moteurs d'une transformation silencieuse mais profonde de l'action publique. Cependant, cette dynamique, si précieuse soit-elle, porte en elle une vulnérabilité : que se passe-t-il lorsque ces porteurs de flambeau, souvent surinvestis, quittent la scène ou s'épuisent ? Cet article plonge au cœur de ce rôle ambivalent, explorant les mécanismes de leur action, les risques inhérents à une trop forte personnalisation, et les stratégies pour bâtir des communs numériques résilients, capables de prospérer au-delà de leurs instigateurs.

Ces Bâtisseurs de l'Intérieur : Les Entrepreneurs Institutionnels en Action

L'émergence et le développement des communs numériques au sein du secteur public ne relèvent que rarement d'une génération spontanée. Ils sont le fruit d'une impulsion, d'une vision, et d'une capacité à déjouer les pesanteurs inhérentes aux grandes organisations. C'est ici qu'intervient la figure de l'entrepreneur institutionnel, ce moteur indispensable du changement. Ces acteurs, souvent méconnus du grand public, sont pourtant les chevilles ouvrières d'une modernisation tangible de l'administration.

La théorie institutionnelle, notamment à travers les travaux de DiMaggio (1988), nous éclaire sur ces profils : ce sont des acteurs qui, conscients des enjeux et dotés d'intérêts clairs, mobilisent des ressources pour créer de nouvelles institutions ou transformer celles qui existent. Ils sont, selon cette perspective, "interest-driven, aware, and calculative". En d'autres termes, ce sont des stratèges du changement, capables d'identifier des fenêtres d'opportunité et de les exploiter pour faire advenir leur vision. Lawrence et Suddaby (2006) parlent, quant à eux, de “travail institutionnel” (institutional work) pour qualifier cette action délibérée et réfléchie visant à créer, maintenir ou "disruptiver" les institutions.

Dans le contexte spécifique des administrations publiques françaises et européennes, ces entrepreneurs institutionnels prennent souvent les traits de “champions internes” ou d'“intrapreneurs publics”. Qu'ils soient des fonctionnaires de terrain passionnés, des cadres intermédiaires éclairés, ou même des élus porteurs d'une vision novatrice, leur point commun est une conviction profonde en la valeur ajoutée des communs numériques pour l'intérêt général. Ils peuvent être motivés par le désir d'améliorer l'efficacité des services, de renforcer la transparence de l'action publique, ou de favoriser la participation citoyenne. Leur action s'apparente à une véritable entreprise interne : ils doivent identifier un besoin, "vendre" leur solution en interne, rallier des soutiens, naviguer les méandres des processus administratifs, et parfois même construire des alliances avec des acteurs externes (communautés du logiciel libre, associations, chercheurs)

Leur rôle est donc fondamentalement celui d'un catalyseur. Sans leur intervention, une idée novatrice, comme l'ouverture d'un jeu de données stratégique ou l'adoption d'une solution logicielle ouverte, risquerait de rester lettre morte, faute d'un porteur capable de la défendre et de la concrétiser. La littérature scientifique souligne leur capacité à la “théorisation”, c'est-à-dire à articuler un problème, formuler une vision claire et construire un plaidoyer argumenté pour justifier le changement. Ils sont également décrits comme habiles dans la construction de coalitions, rassemblant autour de leur projet des alliés et des soutiens variés, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur de leur organisation.

Le Rôle Multiforme du Champion Interne : Initiateur, Traducteur, Fédérateur

L'action de ces champions internes est polymorphe, touchant à des dimensions techniques, politiques, et organisationnelles. Ils sont les instigateurs : la plupart des communs numériques administratifs naissent de leur vision et de leur persévérance. Prenons l'exemple de la Base Adresse Nationale (BAN) en France. Son émergence doit beaucoup à l'action initiale et déterminante d'un Christian Quest, alors engagé au sein de la mission Etalab et fervent promoteur de l'OpenStreetMap, qui a su, avec d'autres, introduire et légitimer l'idée des communs pour la gestion des adresses au sein de l'administration. De même, de nombreux portails d'open data dans les collectivités locales françaises ont vu le jour grâce à l'impulsion d'un agent pionnier, souvent un géomaticien ou un responsable de l'innovation, convaincu des bénéfices de l'ouverture des données publiques bien avant que cela ne devienne une obligation légale. L'adoption d'un logiciel libre au sein d'un ministère ou d'une grande administration démarre souvent par la proposition audacieuse d'un informaticien passionné d'open source, qui en démontre la pertinence et la viabilité, parfois contre les pratiques établies.

Au-delà de l'initiation, ces entrepreneurs agissent en médiateurs et en traducteurs entre des univers qui, trop souvent, peinent à communiquer. D'un côté, le monde technique des développeurs, des communautés du logiciel libre, des experts en données, avec son jargon, ses méthodes agiles, sa culture du "hack". De l'autre, le monde administratif et politique, avec ses impératifs de service public, ses contraintes budgétaires et réglementaires, ses hiérarchies et ses circuits de décision parfois labyrinthiques. Le champion interne est celui qui va “faire le pont”, expliquant à sa hiérarchie les avantages d'un commun numérique en termes d'efficience, d'innovation, de souveraineté ou d'économies (et non uniquement en arguments techniques abscons), tout en explicitant aux communautés externes les besoins spécifiques, les délais incompressibles ou les cadres juridiques contraignants de l'administration. Ce travail d'interface, de décodage mutuel, est absolument crucial pour arrimer durablement le commun numérique à l'institution et assurer son alignement avec les missions de service public. Comme le souligne Sébastien Shulz, la présence d'alliés au sein même de la sphère bureaucratique, des individus qui "comprennent très bien les communs numériques", est une condition sine qua non pour faire évoluer les pratiques de l'intérieur. Ils sont ces "marginaux sécants"(Crozier et Friedberg, 1977), légitimes aux yeux de différentes parties prenantes, capables de faire dialoguer des mondes parfois antagonistes.

Enfin, ces champions sont des moteurs d'enthousiasme, des fédérateurs de communautés. Ils ne se contentent pas de porter un projet technique. Ils insufflent une culture du partage, de la collaboration et de l'ouverture. Ils organisent des ateliers de sensibilisation, forment leurs collègues à de nouveaux outils ou à de nouvelles méthodes de travail (par exemple, l'utilisation de forges logicielles collaboratives, la contribution à des projets comme Wikipédia ou OpenStreetMap). Ils deviennent des référents internes, vers qui l'on se tourne pour des conseils techniques, juridiques (sur les licences libres, par exemple) ou méthodologiques. Ils animent, souvent avec des moyens modestes, les premières communautés d'utilisateurs et de contributeurs, posant ainsi les fondations d'une dynamique collective. Le programme des Entrepreneurs d'Intérêt Général (EIG) en France, lancé sous l'impulsion de figures comme Henri Verdier lorsqu'il dirigeait Etalab, est une reconnaissance de ce besoin d'insuffler des compétences entrepreneuriales au sein de l'État, même si la pérennisation des projets portés par les EIG reste un défi constant.

Grâce à ce travail de fond, acharné et souvent peu visible, plusieurs communs numériques emblématiques ont pu s'ancrer dans le paysage administratif. La politique d'open data de l'État français, impulsée au début des années 2010 par une petite équipe visionnaire au sein d'Etalab, alors sous l'impulsion de personnalités comme Henri Verdier et Séverin Naudet, en est un exemple frappant. En quelques années, ce qui était une expérimentation audacieuse est devenue une pratique institutionnalisée, consacrée par la loi et alimentée par l'ensemble des ministères. Dans de nombreuses métropoles européennes, de Barcelone avec sa plateforme de participation citoyenne Decidim, dont le développement a été fortement soutenu par des figures comme Francesca Bria (alors adjointe à la maire en charge du numérique) et porté techniquement par une communauté animée par des acteurs comme Arnau Monterde, à Paris ou d'autres villes françaises adoptant des logiciels libres de gestion ou des outils collaboratifs, le point de départ a souvent été l'action d'un noyau dur de champions internes, capables de convaincre leur institution d'explorer de nouvelles voies et de tisser des liens fertiles avec les communautés externes. Ce processus d'ancrage, parfois désigné par le terme de "commonization", représente l'intégration effective des principes des communs (propriété partagée, production par les pairs, auto-gouvernance) dans le fonctionnement même de l'administration.

L'Épée de Damoclès : Quand le Champion Devient le Maillon Faible

Si l'énergie et la vision des entrepreneurs institutionnels sont les étincelles qui allument le feu des communs numériques, la concentration des responsabilités et des savoirs sur leurs seules épaules constitue une vulnérabilité structurelle majeure. C'est le revers de la médaille : le dynamisme initial, porté par l'enthousiasme et la compétence d'un petit nombre, peut se transformer en un redoutable talon d'Achille pour la pérennité des projets. Plusieurs risques critiques émergent de cette dépendance :

  • Dépendance critique et risque de "bus factor" élevé : Le départ, programmé (mobilité, retraite) ou soudain (démission, maladie), du porteur principal du projet peut avoir des conséquences dévastatrices. La perte de vision stratégique, la disparition de connaissances techniques ou fonctionnelles cruciales (souvent non documentées), la rupture des réseaux de confiance patiemment tissés avec les partenaires ou les tutelles, tout cela peut entraîner un ralentissement brutal, voire un arrêt pur et simple du commun numérique. Dans le contexte administratif, où la compréhension fine des rouages institutionnels et des jeux d'acteurs est souvent l'apanage de quelques initiés, le départ d'un champion peut être synonyme de déshérence. On a vu des portails open data municipaux, dynamiques et prometteurs, perdre toute leur vitalité après la mutation du chef de projet qui les animait, faute de relais préparé ou de véritable appropriation collective. Le "bus factor", ce concept illustrant le nombre de personnes clés dont la disparition (métaphorique) mettrait en péril un projet, devient alors dangereusement bas. Si le commun n'est pas encore solidement institutionnalisé, il risque de disparaître avec son artisan.
  • Centralisation excessive et freins à l'appropriation collective : Une concentration du pouvoir de décision et des compétences entre les mains d'un seul individu ou d'un noyau restreint, si elle peut s'avérer efficace en phase d'amorçage pour garantir la réactivité, devient rapidement un obstacle. Elle limite la diversité des perspectives, la prise en compte des besoins réels des utilisateurs et des contextes locaux. Elle peut transformer l'entrepreneur institutionnel en goulot d'étranglement, involontairement ou non. Cette situation freine l'autonomie et l'initiative des autres membres de l'équipe ou de la communauté, qui peuvent développer une forme de dépendance passive. Le charisme et la compétence individuelle, aussi précieux soient-ils, peuvent paradoxalement inhiber l'émergence d'une véritable communauté co-responsable et compétente. La phase initiale de "passion" et de "vision" portée par l'Entrepreneur Institutionnel, si elle n'est pas rapidement complétée par des mécanismes de partage effectif des savoirs et des responsabilités, se mue en un frein majeur à la "communalisation" de la ressource.
  • Isolement, surcharge et risque d'épuisement professionnel (burnout) : Être un pionnier au sein d'une grande structure peut être une expérience solitaire et éprouvante. Le champion interne se heurte souvent à l'inertie, au scepticisme, voire à des résistances actives. Porter un projet innovant à bout de bras, souvent en marge de ses missions officielles et avec des ressources limitées, engendre une surcharge de travail considérable et un stress chronique. Beaucoup de ces intrapreneurs mènent leur combat pour les communs en plus de leurs tâches réglementaires, faute d'une reconnaissance institutionnelle claire et d'une allocation de temps dédiée. Cette situation est rarement tenable sur le long terme. Le risque de burnout est particulièrement élevé chez ces profils passionnés et surinvestis. L'épuisement professionnel d'un EI n'est pas seulement un drame personnel. Il représente un risque systémique pour la capacité d'innovation de l'administration. Si les "héros" de la transformation numérique s'épuisent les uns après les autres, cela envoie un signal décourageant à d'autres innovateurs potentiels, renforçant le statu quo.
  • Vulnérabilité stratégique et manque de légitimité institutionnelle : Un projet fortement incarné par une seule personne risque d'être perçu comme "le dada de Monsieur X" ou "l'initiative de Madame Y", plutôt que comme un projet d'intérêt général porté par l'institution dans son ensemble. Cette personnalisation excessive peut nuire à sa légitimité aux yeux des autres services ou des décideurs. En cas de changement de priorités politiques, de réorganisation administrative, ou simplement de désintérêt du porteur, le commun numérique, faute d'un ancrage collectif solide, peut être facilement relégué au second plan, voire abandonné. L'absence d'une base de soutien large et diversifiée le rend particulièrement vulnérable aux aléas de la vie institutionnelle.
  • Cloisonnement du savoir et perte de capital immatériel : Lorsque le champion cumule les rôles (concepteur, développeur, animateur, formateur, communicant…), il concentre également une part immense du savoir et du savoir-faire liés au commun. Si cette expertise n'est pas systématiquement documentée, partagée et transmise, elle reste tacite, volatile, et intrinsèquement liée à sa personne. Cela crée un point unique de défaillance critique. Si l'individu s'en va, une part substantielle du capital intellectuel du projet disparaît avec lui. Personne d'autre ne maîtrise alors suffisamment les aspects techniques du code source, les subtilités de la gouvernance communautaire, ou les fondements juridiques du projet. La robustesse et la résilience du commun s'en trouvent considérablement affaiblies, à l'opposé de l'idéal d'une communauté apprenante où les compétences sont distribuées et le savoir est un bien partagé.

En résumé, la figure du champion interne est une arme à double tranchant. Indispensable pour amorcer la pompe de l'innovation dans des systèmes souvent réfractaires au changement, cette centralisation de l'impulsion et de l'expertise sur quelques individus engendre une fragilité inhérente. Le commun numérique n'est alors pas encore une institution résiliente, mais plutôt l'initiative courageuse d'une personne (ou d'un petit groupe) au sein de l'institution. La transition vers un modèle plus collectif et pérenne est donc un enjeu capital.

Construire l'Après-Champion : Stratégies pour des Communs Numériques Durables

Comment capitaliser sur l'élan vital apporté par ces entrepreneurs institutionnels tout en construisant des fondations solides qui permettent aux communs numériques de leur survivre et de prospérer ? Plusieurs pistes d'action complémentaires se dessinent, visant à transformer une initiative individuelle en une institution collective et résiliente, profondément ancrée dans les pratiques administratives.

  1. Institutionnaliser et Formaliser : Ancrer le Commun dans le Cadre Officiel

    L'une des premières étapes vers la pérennisation consiste à faire sortir le commun numérique de l'informel pour l'inscrire officiellement dans la stratégie et le fonctionnement de l'organisation. Cela signifie concrètement :

    • Inscription stratégique : Intégrer le projet de commun dans les documents stratégiques de l'administration (schéma directeur du numérique, feuille de route de la transformation, projet de service, etc.). Cela lui confère une légitimité et une visibilité accrues.
    • Allocation de ressources dédiées : Lui attribuer un budget spécifique, même modeste au début, et reconnaître officiellement le temps de travail consacré par les agents impliqués. La création de postes ou de missions fléchées "gestion de commun X" ou "animation de la communauté Y" est un signal fort.
    • Cadre juridique et réglementaire : Lorsque pertinent, asseoir le commun sur des bases légales ou réglementaires solides. La loi pour une République Numérique de 2016 en France, en instaurant le principe de l'Open Data par défaut, a ainsi donné un cadre pérenne à l'ouverture des données publiques, la sortant de la sphère du volontariat pour en faire une obligation structurante.
    • Création de structures dédiées : Au niveau de l'État ou de grandes organisations, la mise en place d'“Open Source Program Offices” (OSPO) ou de missions spécifiques (comme Etalab au sein de la DINUM pour l'open data et les logiciels libres) permet de structurer la contribution aux communs, de mutualiser l'expertise et d'assurer un portage institutionnel. Ces entités jouent un rôle de soutien, de normalisation et de promotion.

    Cette démarche d'institutionnalisation confère au commun une reconnaissance officielle, le protégeant davantage des aléas liés aux changements de personnes ou de priorités politiques. Elle transforme une initiative personnelle en un engagement de l'organisation.

  2. Élargir le Cercle : Bâtir une Communauté Interne de Contributeurs et de Relais

    Un commun numérique ne saurait durablement reposer sur les épaules d'un seul individu. Il est vital de diffuser la connaissance, de former et d'impliquer activement d'autres agents au sein de l'administration.

    • Équipes projet pluridisciplinaires : Constituer autour du champion initial une équipe projet diversifiée, incluant des compétences techniques (DSI), juridiques, métiers, en communication, etc. Cette polyphonie enrichit le projet et répartit les responsabilités.
    • Réseaux de correspondants et communautés de pratique : Mettre en place des réseaux de référents ou de correspondants dans les différents services ou directions concernés par le commun. Animer des communautés de pratique internes où les agents peuvent échanger, apprendre et co-construire. Le mouvement BlueHats, qui fédère les agents publics français contributeurs et utilisateurs de logiciels libres, est un excellent exemple de création d'une communauté interne soudée et active, brisant l'isolement des initiatives individuelles.
    • Formation et montée en compétence : Investir dans la formation continue des agents aux enjeux des communs, aux outils collaboratifs, aux licences libres, aux méthodes de gestion de projet agile. L'objectif est de créer un vivier de compétences internes capables de prendre le relais et de contribuer activement.
    • Valorisation des contributions : Reconnaître et valoriser l'engagement des agents qui s'investissent dans les communs, que ce soit par des mentions dans leur évaluation annuelle, des opportunités de développement professionnel, ou une reconnaissance publique de leur travail.

    Plus le nombre d'agents "embarqués" et compétents sur le commun est important, moins le projet est dépendant d'une seule personne, et plus la culture de l'ouverture et de la collaboration se diffuse au sein de l'organisation.

  3. Capitaliser et Transmettre : Faire du Savoir un Bien Commun

    La connaissance accumulée par les pionniers et les premiers contributeurs est un capital précieux qui doit être préservé et rendu accessible.

    • Documentation rigoureuse et ouverte : Mettre en place une culture de la documentation systématique : code source commenté et publié sous licence libre, guides utilisateurs clairs et à jour, procédures de contribution et de gouvernance écrites, comptes-rendus de décisions partagés. Cette documentation doit être facilement accessible (par exemple, sur un wiki interne ou une forge logicielle publique).
    • Partage des retours d'expérience : Organiser régulièrement des sessions de partage d'expériences, de "post-mortem" de projets, pour apprendre collectivement des succès comme des échecs.
    • Transfert de compétences : Mettre en place des mécanismes de tutorat, de pair-programmation, ou de compagnonnage pour assurer la transmission des savoirs tacites et des compétences clés des plus expérimentés vers les nouveaux arrivants ou les membres moins aguerris de la communauté.
    • Ouverture vers l'extérieur : Dans l'exemple de Decidim à Barcelone, les initiateurs au sein de la mairie ont très tôt fait le choix d'ouvrir largement le code, la documentation et les processus de contribution à une communauté externe. La création ultérieure d'une association indépendante pour porter la gouvernance du projet a sanctuarisé ce transfert de connaissance et de propriété intellectuelle, élargissant considérablement la base de contributeurs au-delà de l'équipe municipale initiale et renforçant ainsi la robustesse du projet.

    En transformant la connaissance individuelle en un savoir collectif, documenté et partageable, on réduit drastiquement le "bus factor" et on assure la continuité du commun en cas de départ d'un contributeur clé.

  4. S'Allier et S'Arrrimer : Créer des Relais Institutionnels Externes

    Pour démultiplier la portée du commun et assurer sa résilience, il est souvent judicieux de l'arrimer à des structures durables et de nouer des partenariats stratégiques avec des acteurs externes.

    • Partenariats Public-Communs : Ce concept émergent désigne des alliances entre une administration publique et une communauté ou une organisation porteuse d'un commun. L'administration peut apporter un soutien financier, logistique, ou une légitimité, tandis que la communauté assure le développement, l'animation et la gouvernance du commun. La création de l'Association Decidim est une illustration de ce modèle : la municipalité de Barcelone collabore avec cette entité communautaire pour le développement de la plateforme, plutôt que de chercher à tout maîtriser en interne.
    • Soutien des réseaux et associations : Une collectivité ou une administration développant un commun numérique peut solliciter le soutien d'associations nationales spécialisées (comme l'ADULLACT en France pour les logiciels libres dans le secteur public) ou de réseaux de collectivités déjà engagées (groupes de travail inter-villes sur l'open data, clusters thématiques). Ces structures offrent un appui méthodologique, technique, juridique, et des opportunités de mutualisation, réduisant l'isolement des porteurs de projet.
    • Collaboration avec la recherche et la société civile : Impliquer des universités, des laboratoires de recherche, des associations de citoyens ou des entreprises de l'Économie Sociale et Solidaire (ESS) peut enrichir le commun, apporter de nouvelles compétences et élargir sa base d'utilisateurs et de contributeurs.

    Ces relais externes offrent des points d'appui cruciaux, diversifient les sources de soutien et de compétences, et contribuent à inscrire le commun dans un écosystème plus large et plus résilient.

  5. Assurer un Leadership Éclairé : Le Soutien Politique et Managérial Indispensable

    Enfin, la pérennisation d'un commun numérique, au-delà de ses initiateurs individuels, dépend de manière critique d'un soutien clair et constant au plus haut niveau hiérarchique et politique.

    • Sponsorisation par le top management : Il est essentiel que le champion interne identifie et cultive une relation de confiance avec un "sponsor" au sein de la direction générale ou parmi les élus. Ce parrain de haut niveau partage la vision, défend le projet dans les instances de décision, et assure la mobilisation des ressources nécessaires. Son engagement garantit une certaine stabilité au projet, même en cas de turnover des équipes opérationnelles.
    • Vision stratégique et portage politique : Lorsque la direction d'une administration ou l'élu en charge s'empare véritablement du sujet des communs numériques et l'intègre dans sa vision stratégique, le projet gagne en légitimité et en pérennité. Ce portage politique est un signal fort envoyé à l'ensemble de l'organisation et aux partenaires externes.
    • Culture managériale favorable : Au-delà du soutien ponctuel, c'est une culture managériale encourageant la prise d'initiative, le droit à l'expérimentation (et donc à l'erreur constructive), la collaboration transversale et la reconnaissance du travail accompli qui permettra aux communs de s'épanouir. Les managers ont un rôle clé à jouer pour créer cet environnement de confiance et de soutien.

    Un commun numérique adossé à un leadership clair, engagé et visionnaire a infiniment plus de chances de surmonter les obstacles, de se diffuser à grande échelle et de s'inscrire durablement dans le paysage de l'action publique.

Ces différentes stratégies ne sont pas exclusives mais, au contraire, se renforcent mutuellement. Leur mise en œuvre requiert du temps, une vision à long terme, et une volonté politique et managériale affirmée. Il s'agit d'un véritable changement de paradigme pour de nombreuses administrations, passant d'une logique de maîtrise d'ouvrage verticale à une approche plus horizontale, collaborative et ouverte.

Conclusion : Des Champions aux Collectifs, la Promesse d'une Administration Réinventée

Les entrepreneurs institutionnels, ces champions internes des communs numériques, sont indéniablement des figures centrales, des héros discrets mais essentiels de la transformation publique. Leur audace, leur persévérance et leur capacité à naviguer les complexités administratives ont été, et demeurent souvent, le déclencheur indispensable à l'introduction de pratiques innovantes comme l'open data, le logiciel libre, ou les plateformes collaboratives au sein de l'État et des collectivités. Sans leur passion et leur engagement, la révolution douce des communs numériques n'aurait probablement pas pris une telle ampleur, tant les forces d'inertie peuvent être puissantes.

Toutefois, cette phase initiale, si cruciale soit-elle, où le projet repose sur l'énergie de quelques individus, ne doit être qu'une étape. Le véritable enjeu, le défi majeur, est de transformer l'essai : réussir la transition délicate d'une initiative portée par des figures clés, aussi brillantes soient-elles, vers une pratique institutionnelle solidement ancrée, largement partagée et collectivement gouvernée. Il s'agit de passer du "héros solitaire" au "collectif apprenant".

Les pistes explorées ,de l'institutionnalisation formelle à la diffusion des compétences et à la construction de communautés internes et externes, en passant par la mise en place de relais et le renforcement du soutien managérial et politique, dessinent les contours d'une administration capable d'intégrer durablement les communs numériques dans son ADN organisationnel. C'est une invitation à créer les conditions d'un "ordo-communalisme", pour reprendre l'expression d'un collectif d'auteurs, où l'État et les pouvoirs publics ne se contentent plus de réguler ou de commander, mais deviennent activement des facilitateurs, des partenaires et des contributeurs à l'écosystème des communs, reconnaissant leur valeur intrinsèque pour l'intérêt général.

Cette évolution n'est pas seulement technique ou organisationnelle ; elle est profondément culturelle. Elle implique de valoriser la collaboration autant que l'expertise individuelle, le partage autant que la rétention d'information, la co-construction avec les citoyens et la société civile autant que la production de services "descendants". C'est un chemin exigeant, mais porteur de bénéfices durables considérables : des services publics plus agiles, plus transparents, plus efficients, une innovation publique plus ouverte et plus démocratique, et une résilience collective accrue face aux défis complexes de notre temps.

Les champions internes auront alors pleinement réussi leur mission : non pas en devenant indispensables pour toujours, mais en ayant su paver la voie pour que les communs numériques deviennent une composante naturelle, vivante et pérenne de l'action publique, portée par le plus grand nombre, au service de tous. L'aventure de la transformation numérique et collaborative de nos administrations ne fait que commencer, et chacun, à son échelle, agent public, élu, chercheur, citoyen, professionnel du numérique, a un rôle à y jouer pour cultiver et faire grandir cette précieuse culture du commun.

Bibliographie et sources :

  • Battilana, J., Leca, B., & Boxenbaum, E. (2009). How Actors Change Institutions: Towards a Theory of Institutional Entrepreneurship. The Academy of Management Annals.
  • Conseil National du Numérique – Plusieurs rapports et avis sur les communs numériques et la souveraineté numérique.
  • DiMaggio, P. J. (1988). Interest and agency in institutional theory. In L. G. Zucker (Ed.), Institutional patterns and organizations: Culture and environment.
  • Etalab / DINUM – Nombreuses ressources sur l'open data, les logiciels libres (socle interministériel des logiciels libres), le programme EIG, la démarche beta.gouv.fr.
  • Lawrence, T. B., & Suddaby, R. (2006). Institutions and Institutional Work. In S. R. Clegg, C. Hardy, T. B. Lawrence, & W. R. Nord (Eds.), The SAGE Handbook of Organization Studies.
  • Ostrom, E. (1990). Governing the Commons: The Evolution of Institutions for Collective Action.
  • Shulz et al. (2024) - De l’ordolibéralisme à l’ordo-communalisme
  • Mission Société Numérique (ANCT) – Guides et ressources sur la création et l'accompagnement des communs numériques, notamment dans les territoires.
  • Collectif SavoirsCom1, Pour une politique publique des communs informationnels.

Comment citer cet article :

BERGE, A. (2025). Les Architectes Discrets des Communs Numériques Publics : Entre Élan Vital et Défi de Pérennisation. Blog Communs Numériques. Disponible sur : https://communs-numeriques.fr/articles/communs-champions