Quand les communs numériques s’installent dans l’administration : de l’innovation à la routine

Logiciels libres, données ouvertes, plateformes collaboratives… Ces communs numériques suscitent un vif intérêt dans les administrations publiques pour leurs promesses de souveraineté et d’innovation. Mais comment passer de l’expérimentation à l’institutionnalisation ? L’article analyse comment ces ressources partagées peuvent s’ancrer durablement dans les pratiques administratives (c'est à dire devenir légitimes, stables, routinières et « allant de soi ») malgré les freins culturels, techniques et économiques. Il explore aussi quelles conditions favorisent leur succès.

Les communs numériques : de quoi parle-t-on ?

Le concept de « communs numériques » désigne des ressources numériques partagées, gérées de manière collective, en dehors des logiques purement marchandes ou exclusives. Par analogie avec les communs traditionnels (comme les pâturages, les forêts, ou l'eau), il s’agit de ressources mises en commun par une communauté qui en définit les règles d’usage et de contribution. Dans le numérique, cela recouvre un large éventail d’outils et de contenus. On pense le plus souvent aux logiciels libres, dont le code source ouvert permet à chacun de les utiliser, les modifier et les redistribuer librement. Mais cela inclut aussi les données ouvertes, les plateformes collaboratives (telles que les wikis ou la cartographie participative), les contenus éducatifs ou culturels libres, et même certaines infrastructures partagées. Ces communs numériques présentent généralement deux caractéristiques clés : ils sont non rivaux (l’usage par l’un n’empêche pas l’usage par un autre) et non exclusifs (accessibles à tous sans appauvrir la ressource). En d’autres termes, leur dynamique repose sur la communauté d’utilisateurs contributeurs et sur des règles de gouvernance ouvertes, plutôt que sur l’appropriation exclusive par un acteur unique.

Définition : communs numériques

Le terme communs numériques s’inspire des travaux d’Elinor Ostrom (prix Nobel 2009) sur la gestion collective des biens communs. Il désigne des ressources numériques partagées gérées par une communauté selon des règles établies en commun. Contrairement aux biens matériels, ces ressources sont librement reproductibles et accessibles sans s’épuiser (pensons à un logiciel libre que l’on peut copier à l’infini). Les communs numériques regroupent non seulement des logiciels libres, mais aussi des données ouvertes, des plateformes collaboratives (par exemple Wikipédia ou OpenStreetMap), des œuvres culturelles sous licence libre, voire des infrastructures mutualisées. Ils reposent sur la contribution volontaire de multiples acteurs et une gouvernance partagée, plutôt que sur la propriété exclusive d’une organisation.

Pour les institutions publiques, ces communs numériques représentent un levier d’innovation et de souveraineté de plus en plus reconnu. Ainsi, l’Union européenne les voit comme un moyen de réduire la dépendance technologique par rapport aux géants du numérique et d’améliorer les services publics. Un rapport diplomatique franco européen de 2022 préconise même d’instaurer un principe de « communs numériques par défaut » dans les administrations. En France, la loi pour une République numérique de 2016 a inscrit une préférence pour le logiciel libre dans le code des relations entre le public et l’administration, encourageant explicitement son usage par les services de l’État. De nombreuses collectivités locales explorent également ces solutions ouvertes, motivées par des avantages concrets : une maîtrise accrue (pas de dépendance à un fournisseur unique), des économies financières (pas de licences à payer, mutualisation des développements) et une transparence (code auditable, données partagées). Pour autant, entre l’adoption enthousiaste de quelques pionniers et une généralisation à grande échelle, il y a un pas, celui de l’intégration durable de ces communs dans les pratiques administratives courantes.

De l’innovation à la norme : l’enjeu de l’institutionnalisation

Institutionnaliser une pratique, au sens sociologique, c’est la faire passer du statut d’innovation marginale à celui de nouvelle norme légitime, stable et reproductible. Dans le contexte administratif, on peut parler d’institutionnalisation lorsque, par exemple, l’usage d’un logiciel libre ou d’une base de données ouverte devient une évidence non contestée pour les agents, intégré aux procédures, inscrit aux budgets, et porté par une organisation pérenne. Autrement dit, le jour où plus personne ne s’étonne qu’un ministère utilise LibreOffice plutôt que Microsoft Office, parce que c’est devenu naturel et « pris pour acquis », on pourra considérer que le logiciel libre se sera ancré durablement dans les pratiques.

Ce processus d’institutionnalisation suppose plusieurs étapes. D’abord, une phase d’expérimentation où le commun numérique est introduit comme alternative innovante, souvent grâce à des champions (des agents convaincus ou des décideurs visionnaires) qui portent le projet. Puis vient le temps de la légitimation : il faut prouver que la solution ouverte est fiable, efficace, et gagner l’adhésion au-delà du cercle des initiés. Enfin, la pratique doit se pérenniser. Elle doit être adoptée à large échelle et soutenue par des règles formelles (directives, lois, contrats types), par des ressources (financements, équipes dédiées) et par une culture administrative qui la considère comme valide. On passe ainsi de l’innovation (qui suscite débats et appréhension) à la routine (qui coule de source). C’est un cheminement parfois long et semé d’embûches, comme on le voit dans les tentatives d’introduction des communs numériques dans l’appareil public.

Or aujourd’hui, on constate que beaucoup de communs numériques dans l’administration en sont encore à mi parcours. Ils sont reconnus comme intéressants et utilisés ponctuellement, mais pas toujours enracinés ni « pris pour acquis ». Par exemple, publier du code source en open source ou contribuer à un projet collaboratif reste souvent perçu comme une initiative pilote, dépendant de la bonne volonté de quelques personnes, plus que comme une pratique standard. Comment accélérer cette institutionnalisation ? Il est utile d’identifier d’une part les freins qui peuvent bloquer la généralisation des communs, et d’autre part les facteurs de succès observés là où l’ancrage a réussi.

Freins à l’adoption durable des communs numériques

Malgré leurs atouts objectifs, les communs numériques se heurtent à plusieurs obstacles dans le milieu administratif. Ces freins, qui sont d'ordre culturel, technique et économique, peuvent empêcher une innovation ouverte de se transformer en usage courant.

Une culture organisationnelle à transformer

Les administrations publiques ont par nature une culture prudente et hiérarchique, peu encline à bouleverser ses habitudes. L’introduction de logiciels libres ou de données ouvertes peut se confronter à des réticences culturelles fortes. On observe une préférence pour des solutions éprouvées et propriétaires, une peur de l’inconnu (« qui va assurer le support si ça ne marche pas ? »), et une méfiance envers la communauté externe (on associe parfois, à tort, « logiciel libre » à « logiciel bricolé par des amateurs »). Il existe aussi un réflexe de conformité. Comme on dit, « personne n’a jamais été blâmé pour avoir choisi Microsoft », ce qui sous entend qu’il est plus risqué de prendre une option non conventionnelle. Cette inertie peut être aggravée par un cloisonnement des services publics : chaque entité a ses procédures, et ce qui naît dans un service innovant peut rester ignoré ailleurs.

Le cas de Munich est édifiant à cet égard. La ville avait pourtant réussi un déploiement massif de Linux sur ses postes administratifs (avec le projet LiMux). Mais un changement de majorité politique a suffi pour détricoter plus de dix ans d’efforts, signe que l’usage du logiciel libre n’était pas encore assez enraciné pour survivre au renouvellement politique. En 2017, le nouveau maire et son équipe ont fait le choix d’abandonner LiMux et de revenir à Windows, en arguant notamment qu’une municipalité n’a pas vocation à « devenir un éditeur de logiciel ». Cette phrase traduit une perception culturelle, celle qu’il n’appartient pas à l’administration de s’impliquer autant dans un projet communautaire (en développant sa propre distribution Linux). Le manque de soutien transversal et la rareté de la coopération entre départements de la ville n’ont pas aidé. Munich illustre comment, sans une évolution de la culture interne et une volonté politique continue, une initiative de commun numérique peut être fragile.

Cas d’école : Munich abandonne LiMux

Lancé en 2004, le projet LiMux visait à migrer l’informatique de la mairie de Munich sous Linux et logiciels libres. C'était une démarche alors pionnière en Europe. Techniquement, le pari a été tenu avec 80 % des postes basculés sous Linux en 2014 (soit 15 000 ordinateurs). En 2017 pourtant, le conseil municipal a voté un retour complet à Windows 10 d’ici 2020. Ce revirement a été évalué à plus de 50 millions d’euros. La raison en est essentiellement un changement politique et des réticences organisationnelles. Le nouveau maire ne souhaitait pas que la Ville « devienne un éditeur de logiciel ». Par ailleurs, la migration n’avait jamais couvert la totalité des services, certaines applications métiers étant restées sous Windows, faute de coordination suffisante entre les 18 départements municipaux. L’expérience LiMux, souvent considérée (à tort) comme « un échec du Libre », montre qu’une innovation peut échouer à s’institutionnaliser si le soutien politique s’effrite et si l’organisation n’évolue pas en profondeur.

Dépendances techniques et verrous du « legacy »

Un frein majeur, plus prosaïque, réside dans les dépendances techniques existantes. Les systèmes d’information publics se sont construits sur des décennies avec des solutions souvent propriétaires. Ils intègrent des logiciels métiers spécifiques, des formats de données fermés, et des macros Excel dans tous les coins. Passer à un commun numérique (par exemple remplacer une suite bureautique ou un SIG bureautique par une alternative libre) se heurte aux problèmes de compatibilité et de transition. Comment récupérer l’historique de données ? Comment former les agents à un nouvel outil ? Quels processus annexes cela impacte-t-il ? La dépendance par rapport à certains fournisseurs crée également une forme de verrou. C’est le phénomène d’« lock-in » (ou enfermement propriétaire) : l’administration peut être captive d’un éditeur (par ses contrats, ses logiciels qui communiquent entre eux, etc.), rendant tout changement coûteux à court terme.

Dans le cas de Munich, même après plus de dix ans de LiMux, près de 10 000 postes restaient sous Windows pour certains agents ou applications non migrées. Ce maintien d’un environnement hétérogène a compliqué la donne (nécessitant une double maintenance Windows et Linux) et a pu nourrir l’argument que la situation n’était « pas tenable ». De manière générale, plus une organisation est fragmentée, plus l’adoption d’une plateforme commune est difficile, car il faut l’alignement de multiples services techniques. À l’inverse, des structures très centralisées s’en sortent mieux. La Gendarmerie française, fortement hiérarchisée, a pu migrer en douceur 70 000 PC vers Ubuntu Linux entre 2008 et 2015, précisément grâce à une homogénéité technique et décisionnelle (un master unique déployé partout, une DSI unifiée). Cette migration progressive, accompagnée et planifiée, a démontré qu’il n’y avait pas d’impossibilité technique rédhibitoire, mais elle reste l’exception plutôt que la norme.

Modèle économique et soutien financier : la question de la pérennité

Enfin, l’absence de modèle économique clair autour des communs numériques peut freiner leur institutionnalisation. Une administration sait comment acheter un logiciel propriétaire (via un marché public, avec un contrat de maintenance). Mais pour un logiciel libre gratuit, ou une base de données ouverte, comment s’assurer du support sur le long terme ? Qui finance les mises à jour, la sécurité, les évolutions ? Le risque est que le projet repose sur des communautés bénévoles ou des prestataires ponctuels, sans engagement dans la durée. Or, institutionnaliser une pratique requiert de la stabilité.

On touche ici à un paradoxe : le coût direct de licence peut être nul, mais le commun numérique n’est pas pour autant sans coût de maintenance. S’il n’est pas budgétisé d’une manière ou d’une autre, on va compter sur la bonne volonté, ce qui n’est pas soutenable à grande échelle. L’exemple de Munich le montre aussi. Une fois LiMux déployé, l’équipe interne de développement et maintenance a vu ses effectifs et budgets gelés après 2014 (à la fin du projet initial). Ils ont continué tant bien que mal (15 agents en interne maintenaient la distribution Linux de la ville), mais sans soutien politique additionnel, le moindre pépin ou départ de personnel affaiblissait le dispositif. Au moment du revirement en 2017, 10 des 15 experts Linux de la mairie étaient déjà partis suite à l’incertitude pesant sur le projet.

De même, la création d’un commun numérique concurrent à des offres commerciales peut provoquer des tensions si un organisme public tire traditionnellement des revenus de la vente de la ressource. Le cas de la Base Adresse Nationale (BAN) en France est emblématique. Ce projet lancé en 2015 visait à rassembler toutes les adresses de France dans une base de données ouverte coconstruite par l’État, l’IGN (agence cartographique publique), La Poste, l’Insee et la communauté OpenStreetMap. Malgré l’enthousiasme initial, la BAN s’est retrouvée coincée entre la volonté d’ouverture et les intérêts économiques en place. En effet, l’IGN et La Poste commercialisaient jusqu’alors leurs propres référentiels d’adresses. Pendant plusieurs années, la BAN est restée floue juridiquement (avec de multiples licences de réutilisation) et n’a pas supplanté les produits existants. Il a fallu l’alerte de la Cour des comptes en 2018 et une intervention du Premier ministre pour débloquer la situation, en actant que la base d’adresses serait entièrement ouverte et gratuite à partir de 2020, et confiée à la direction du numérique de l’État (DINUM).

Un commun sous tension, la Base Adresse Nationale

La Base Adresse Nationale (BAN) est un projet français visant à fournir une base exhaustive des adresses du territoire en open data (données ouvertes). Lancée en 2015, c’était un partenariat inédit entre l’État (via la mission Etalab), l’IGN, La Poste, l’Insee et la communauté OpenStreetMap. L'objectif était de créer un commun numérique de référence alimenté par tous. Cependant, le projet a vite rencontré des obstacles de gouvernance. La BAN cumulait différentes licences d’utilisation et coexistait avec des produits commerciaux préexistants, ce qui brouillait son statut. En décembre 2018, la Cour des comptes s’est inquiétée de cette impasse. Le gouvernement a alors arbitré. Début 2019, la DINUM s’est vu confier le pilotage de la BAN avec mandat de la rendre gratuite et libre au 1er janvier 2020. Depuis, la BAN est officiellement l’une des bases de données de référence de l’État. Son administration (stabilisée à l’IGN avec des financements publics dédiés) tend à en faire un commun pérenne. Cet épisode montre que la viabilité économique d’un commun requiert souvent un engagement public fort pour compenser la fin d’un modèle payant et assurer le maintien de l’infrastructure dans le temps.

En résumé, sans une adaptation des modes de financement (par exemple, consacrer une ligne budgétaire au support des logiciels libres ou au maintien d’une base de données ouverte), les communs numériques risquent de rester fragiles. L’absence de modèle économique n’est pas une fatalité. De nouveaux modes émergent, comme le cofinancement inter collectivités d’un outil libre, le recours à des prestataires open source locaux, ou la création de fondations pour soutenir des communs critiques. Mais il faut que ces mécanismes soient intégrés aux pratiques administratives, et non laissés à l’improvisation.

Conditions de réussite : intégrer les communs dans la durée

Face à ces freins, quelles sont les conditions de réussite observées pour ancrer durablement les communs numériques dans les administrations ? Les retours d’expérience, en France et à l’international, convergent vers quelques leviers clés :

  • Une volonté politique et une stratégie claire. Aucune institutionnalisation ne se fait sans un sponsoring (un parrainage) au plus haut niveau. Lorsqu’un décideur assume un objectif pro communs et le traduit en plan d’action, les chances de succès augmentent radicalement. Par exemple, la ville de Barcelone a adopté en 2017 un plan ambitieux visant 70 % de logiciels libres dans son parc applicatif. Sous l’impulsion de la responsable du numérique Francesca Bria, la municipalité a inscrit l’open source au cœur de sa transformation numérique. Elle l'a fait non seulement pour économiser des licences et éviter la dépendance à un fournisseur, mais aussi avec l’idée que « l’argent public doit produire du code public ». Barcelone a ainsi été la première ville à signer l’initiative “Public Money, Public Code” et à s’engager à publier tous les développements financés par la ville en open source. Cette volonté politique s’est accompagnée d’objectifs mesurables, de budgets alloués et d’une communication appuyée. Ce sont autant d’éléments qui donnent du souffle au projet jusqu’à ce qu’il devienne une nouvelle norme locale.
  • Une intégration dans les routines et les règles. Pour qu’un commun numérique devienne « le nouveau normal », il doit s’intégrer aux processus métier et aux outils de gestion existants. Concrètement, cela signifie l’inclure dans les référentiels, guides et marchés publics. Par exemple, l’État français maintient le Socle interministériel de logiciels libres (SILL). C'est un catalogue des solutions open source recommandées pour les administrations, mis à jour annuellement. Cet outil facilite la tâche des DSI publiques car il institutionnalise le choix de logiciels libres éprouvés, soutenus par une communauté d’utilisateurs publics (les Blue Hats). De même, intégrer des critères d’ouverture dans les appels d’offres (exiger des formats ouverts, valoriser les propositions s’appuyant sur des communs existants) permet de pérenniser la présence des communs dans la chaîne d’approvisionnement. L’administration doit aussi adapter ses règles internes. Par exemple, elle doit prévoir qu’un code développé sur fonds publics soit publié par défaut (ce qu’encourage la circulaire Source Libre de 2018 et la politique open source de la Commission européenne). Quand la routine d’un agent consiste à aller chercher d’abord s’il existe un commun réutilisable avant de concevoir une solution de zéro, c’est le signe que le réflexe « commun numérique » est acquis.
  • Une montée en compétences et un accompagnement. Institutionnaliser une pratique nouvelle nécessite d’outiller et de former les acteurs. Il s’agit d’éviter que les agents se sentent abandonnés face à un outil libre ou une donnée brute. De nombreuses initiatives sont en place pour cela. On peut citer les communautés de pratique (comme la communauté Blue Hats des informaticiens de l’État qui échangent sur l’open source), les centres de support mutualisés (des associations comme l’Adullact pour les collectivités), ou encore les guides et tutoriels mis à disposition (le Labo Société Numérique de l’ANCT propose par exemple un tutoriel sur la création de communs). La compétence ne concerne pas que la technique. Il faut aussi former à la gouvernance partagée (comment interagir avec une communauté open source, contribuer sur GitHub, gérer une communauté d’utilisateurs). Là où ces savoir faire sont diffusés, l’inquiétude envers les communs diminue et l’adoption s’accélère. Un agent SIG utilisera volontiers OpenStreetMap si on lui a montré comment l’éditer et l’intégrer dans ses outils quotidiens. Sinon, il restera sur des bases propriétaires.
  • Une gouvernance et une coopération adaptées. Un commun numérique s’épanouit dans un modèle de gouvernance collaborative. Pour s’ancrer dans l’administration, il faut trouver le bon équilibre entre une institutionnalisation formelle (avec un pilote identifié, des financements, un cadre juridique) et le maintien de l’ouverture propre au commun (impliquant éventuellement des citoyens, des entreprises, d’autres collectivités). Mettre en place des instances de gouvernance partagées peut aider, par exemple un comité incluant des représentants des différentes parties prenantes du commun. Dans le cas de la BAN, après les déboires initiaux, un comité de pilotage ouvert aux ministères, communes et acteurs privés a été instauré aux côtés de l’IGN pour garantir que chacun apporte sa pierre et utilise la ressource. Un autre aspect de gouvernance est la coopération inter organisations. Les communs numériques invitent les administrations à travailler en réseau, à coconstruire avec d’autres entités publiques ou la société civile. C’est parfois un défi pour un appareil public habitué au silo, mais les succès viennent souvent de là. Par exemple, la plateforme de participation citoyenne open source Decidim, née à Barcelone, a pu être réutilisée et coaméliorée par des villes françaises (comme Paris ou Nancy) grâce à un réseau informel d’échanges entre ces collectivités et la communauté d’origine. En unissant les forces, on mutualise non seulement l’outil mais aussi son amélioration continue, ce qui est le propre d’un commun.
  • Un modèle économique et un financement pérenne. Le dernier ingrédient, et non des moindres, est d'assurer un soutien économique sur le long terme. Cela peut passer par plusieurs approches non exclusives. D’une part, il s'agit de dégager des budgets publics dédiés aux communs, comme des subventions, des marchés de support, ou des fonds pour l'innovation. L’Europe a commencé à le faire avec des programmes comme le fonds Next Generation Internet ou les appels à communs (en France, l’ADEME finance des communs numériques liés à la transition écologique). D’autre part, il faut intégrer l’écosystème local. Le choix de l’open source peut dynamiser des PME locales capables de fournir du service autour de ces communs. Barcelone, encore elle, a orienté sa politique open source aussi pour « soutenir les PME locales et créer un écosystème industriel dans la région » plutôt que d’envoyer l’argent des licences à l’étranger. Concrètement, la ville a mis en place une place de marché pour faciliter l’accès des petites entreprises innovantes à ses marchés publics, afin qu’elles proposent des solutions libres. Ce cercle vertueux (la puissance publique économise sur les licences et réinvestit une partie dans le support local) permet de consolider le modèle économique du commun. Enfin, on voit émerger l’idée de fondations ou structures dédiées pour les communs stratégiques. L’UE envisage une fondation européenne des communs numériques, sur le modèle de la Mozilla Foundation ou de la Linux Foundation, qui pourrait garantir des ressources sur la durée et une gouvernance stable. Ce sont autant de mécanismes pour que les communs ne reposent pas sur du sable, mais bénéficient d’un véritable investissement, gage de pérennité.

Il apparaît ainsi que l’institutionnalisation des communs numériques n’est pas qu’une affaire de technologie. C’est un processus global touchant à la structure, la culture et l’environnement économique de l’administration. Quand toutes ces conditions sont réunies (un appui politique fort, une intégration dans les processus, un accompagnement des agents, une gouvernance partagée et un modèle pérenne) les communs numériques peuvent passer du statut d’initiatives isolées à celui de piliers du service public numérique.

Conclusion : vers des administrations “communs-compatibles”

L’ancrage durable des communs numériques dans l’administration est à portée de main, pour peu que l’on s’en donne les moyens. Les exemples récents, qu’il s’agisse d’échecs instructifs ou de réussites prometteuses, nous enseignent une chose : il ne suffit pas de déployer un logiciel libre ou d’ouvrir des données une fois. Il faut créer les conditions pour que ces pratiques deviennent la nouvelle normalité. Cela implique de faire évoluer les mentalités (valoriser le partage plutôt que la seule propriété exclusive, considérer les communautés externes comme des alliées), de revoir certaines règles du jeu (par exemple en adaptant les procédures d’achat public pour inclure systématiquement l’open source, ou en rendant obligatoire la publication des codes sources développés avec de l’argent public), et de s’engager dans la durée.

Pour les décideurs publics, une feuille de route possible serait la suivante :

  1. Affirmer une politique de « communs numériques par défaut » dans leur organisme, en fixant des objectifs concrets (comme le taux de logiciels libres ou le nombre de référentiels de données ouverts).
  2. Former et outiller les agents pour qu’ils soient acteurs de ce changement (et pas seulement récepteurs d’une décision venue d’en haut).
  3. Instaurer des mécanismes de financement innovants (par exemple une cotisation à un fonds commun, une commande publique orientée vers le libre, ou un soutien aux communautés).
  4. Évaluer et communiquer sur les bénéfices obtenus (tels que les économies réalisées, l’autonomie gagnée, ou les nouveaux services développés grâce aux communs) afin de renforcer la légitimité de l’approche.

Au-delà des administrations elles-mêmes, c’est tout un écosystème qu’il convient d’impliquer. Les entreprises du numérique ont intérêt à proposer des offres compatibles avec les communs (de plus en plus de PME et startups « govtech » le font). Les citoyens, développeurs, et associations peuvent être parties prenantes via des contributions ou des retours utilisateurs, formant ce tiers secteur qui enrichit le commun. On voit émerger l’idée d’un État « plateforme » ou « État en réseau » qui coopère avec la société civile sur des communs numériques pour coproduire le service public. Cette vision d’un État partenaire d’une communauté est sans doute l’horizon d’une institutionnalisation aboutie, lorsque l’administration elle-même se pense comme un gardien et contributeur de communs, et non plus seulement comme un acheteur de solutions fermées.

En conclusion, institutionnaliser les communs numériques représente un défi de transformation pour nos organisations publiques. Les bénéfices potentiels, en termes de souveraineté, d’efficacité, de transparence et d’innovation, en valent l’effort. Les freins sont réels, mais pas insurmontables. La culture peut évoluer, la technique s’adapter, et l’économie des communs se structurer. Il appartient maintenant aux décideurs, aux professionnels du numérique public et aux communautés de pratique de converger. Le chemin vers des administrations « communs-compatibles » est tracé par les pionniers. À nous de le généraliser, pour que logiciels libres, données ouvertes et autres communs numériques deviennent, tout simplement, une composante ordinaire du service public du XXIe siècle. La formule « Public money, public code » (argent public, code public) pourrait être demain, plus qu’un slogan, une réalité institutionnelle.

Bibliographie et sources

  • Cour des comptes : Rapport public annuel 2018 Tome 2, Paris, février 2018, section « Base Adresse Nationale ».
  • The Register : « Munich council finds €49.3 m for Windows 10 embrace », article du 24 novembre 2017.
  • Ajuntament de Barcelona : Digital City Plan. A government measure for open digitisation free software and agile development of public administration services, septembre 2017.
  • Free Software Foundation Europe : « Public Money Public Code : Interview with Francesca Bria », 5 juillet 2018.
  • Légifrance : Loi numéro 2016 1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique.
  • DINUM (code.gouv.fr) : Socle Interministériel de Logiciels Libres, édition 2024.
  • DINUM (numerique.gouv.fr) : « Principes d’ouverture des codes sources ».
  • DINUM : communiqué de presse « La Base Adresse Nationale franchit de nouvelles étapes en poursuivant son action au sein de l’IGN », 2022.
  • Interoperable Europe OSOR, par Gijs Hillenius : « Les Blue Hats : France builds a government community for open source », 14 décembre 2018.
  • ADEME : page Appel à communs Sobriété et Résilience des territoires, édition 2023.
  • European Working Team on Digital Commons : Towards a sovereign digital infrastructure of commons, rapport Digital Assembly Toulouse, juin 2022.
  • Commission européenne (Futurium) : page Next Generation Internet initiative, consultée sur [ec.europa.eu](https://ec.europa.eu/futurium/en/next-generation-internet%3Fpage%3D1.html).
  • Open Future : « French Presidency report : Digital Commons are key to Europe’s digital sovereignty », billet du 29 juin 2022.

Comment citer cet article :

BERGE, A. (2025). Quand les communs numériques s’installent dans l’administration : de l’innovation à la routine. Communs numériques. Disponible sur : https://communs-numeriques.fr/articles/institutionnalisation-communs-administration