Communs numériques : des origines aux enjeux d’aujourd’hui

Logiciels libres, encyclopédies collaboratives, données ouvertes… Ces initiatives ont un point commun : elles s’inscrivent dans le mouvement des communs numériques. Concept né avec l’essor d’Internet, il désigne des ressources numériques créées et gérées collectivement. Cet article propose une introduction aux communs numériques, de leurs origines à leurs définitions et aux défis contemporains qu’ils soulèvent.

Aux origines des communs : de la prairie aux données

L’idée de « communs » prend racine dans des pratiques anciennes de partage de ressources. Historiquement, on appelait biens communs des ressources gérées collectivement par une communauté (par exemple, un pâturage villageois accessible à tous). En 1968, l’écologue Garrett Hardin popularise la notion de tragédie des communs : selon lui, si chacun exploite sans limite une ressource partagée, celle-ci finira par s’épuiser. Cependant, cette vision pessimiste a été nuancée par les travaux de l’économiste Elinor Ostrom. En étudiant des cas concrets à travers le monde, Ostrom montre que des communautés locales savent élaborer des règles de gouvernance efficaces pour exploiter durablement une ressource commune, évitant ainsi la surexploitation. Ses recherches, couronnées par le prix Nobel d’économie en 2009, soulignent qu’avec des règles collectives adaptées, la tragédie n’est pas une fatalité.

Avec l’arrivée du numérique, le concept de communs connaît un renouveau. Les informations et les connaissances, une fois numérisées, deviennent des ressources non rivales (le fait qu’une personne les utilise n’empêche pas les autres d’en profiter simultanément) et non exclusives (il est difficile d’en réserver l’accès à un petit groupe). Autrement dit, à la différence d’un pâturage ou d’une forêt, un fichier ou une base de données ne s’use pas quand on la copie, et son partage n’en prive personne. Cette caractéristique change la donne : elle ouvre la possibilité d’un partage à grande échelle, d’autant plus que les réseaux internet connectent désormais des communautés d’utilisateurs du monde entier.

À retenir : Contrairement aux ressources physiques limitées, la « tragédie » de la surexploitation n’est pas le problème central d’un commun numérique. Le vrai défi réside plutôt dans la capacité à mobiliser des contributeurs sur la durée pour enrichir et maintenir la ressource.

Le tournant du numérique s’accompagne aussi d’une réaction à l’extension du champ de la propriété intellectuelle. Dans les années 1980-1990, certains s’inquiètent d’une « enclosure de la connaissance », c’est-à-dire la privatisation croissante du savoir par les brevets et le droit d’auteur. En réponse, se mettent en place les premiers communs numériques. Aux États-Unis, trois initiatives emblématiques marquent cette émergence : la publication de la licence libre GNU GPL en 1989, qui fournit un cadre légal au mouvement naissant des logiciels libres (sous l’impulsion de Richard Stallman), la création de Wikipédia en 2001, encyclopédie en ligne collaborative ouverte à tous, et le lancement des licences Creative Commons en 2001, offrant un panel de licences assouplissant les droits d’auteur pour faciliter le partage. Ces initiatives posent les bases d’une production collaborative de ressources numériques hors du strict cadre propriétaire.

En France, la notion de communs numériques émerge au début des années 2000 dans le sillage du mouvement du logiciel libre. Des associations telles qu’April (dès 1996) ou Framasoft (2001) promeuvent le partage libre de logiciels et de services en ligne. Des penseurs comme Philippe Aigrain et des collectifs comme Vecam popularisent le concept de communs de la connaissance vers 2005. L’idée gagne du terrain au point d’atteindre la sphère politique : lors des débats sur la loi pour une République numérique de 2016, un amendement visait à reconnaître légalement les communs informationnels. Si l’introduction formelle du terme « communs » dans la loi fut finalement retirée sous la pression de certains acteurs privés, les principes d’open data (données ouvertes) et de science ouverte furent, eux, entérinés dans la loi. Cela illustre la tension persistante entre le modèle du partage ouvert et les cadres juridiques en place, tout en montrant que le sujet des communs numériques est désormais bien présent dans le débat public.

Définition et caractéristiques des communs numériques

Que sont exactement les communs numériques ? On peut les définir comme des ressources immatérielles (logiciels, données, contenus…) produites, gérées et gouvernées collectivement par une communauté d’utilisateurs, selon des règles définies en commun. La ressource est mise à disposition de tous via des licences ouvertes ou libres qui garantissent à chacun des droits d’accès, d’utilisation, de modification et de partage étendu de cette ressource. Autrement dit, un commun numérique s’inscrit dans une logique d’ouverture et de libre participation, à la fois sur le plan technique (accès libre à la ressource) et sur le plan organisationnel (gouvernance partagée par la communauté).

Pour qu’il y ait commun numérique, trois éléments indissociables doivent être réunis :

  • une ressource partagée (une œuvre, des données, un code source, etc.)
  • une communauté qui contribue à cette ressource et en prend soin
  • des règles de gouvernance adoptées collectivement pour organiser l’accès, l’usage et l’évolution de la ressource.

C’est cette triade ressource-communauté-gouvernance qui distingue un véritable commun numérique d’une simple ressource libre d’accès. Par exemple, un logiciel disponible en code ouvert (open source) ne devient un commun que s’il s’accompagne d’une communauté active et de mécanismes de décision partagés. À défaut, on peut parler de bien commun informationnel, sans la dimension communautaire qui caractérise le commun au sens fort.

Exemples emblématiques : Parmi les communs numériques les plus connus figurent l’encyclopédie en ligne Wikipédia, le projet de cartographie collaborative OpenStreetMap, la base de données alimentaire Open Food Facts, ou des logiciels libres tels que le lecteur multimédia VLC ou le système d’exploitation GNU/Linux. Chacun de ces communs remplit les critères évoqués : une ressource partagée (articles encyclopédiques, cartes géographiques, données nutritionnelles, code logiciel…), une communauté de contributeurs actifs, et des règles (licences libres, chartes communautaires…) garantissant l’usage ouvert et l’orientation collective du projet.

Il est à noter que la participation est volontaire et ouverte : tout un chacun peut en principe rejoindre la communauté et contribuer, selon ses compétences, que ce soit en écrivant un article, en corrigeant une carte ou en améliorant un code. En pratique toutefois, le nombre de contributeurs actifs reste souvent modeste comparé à l’ampleur de la ressource utilisée. Par exemple, Wikipédia attire des milliards de visites chaque mois, mais elle ne compte qu’une communauté d’environ 40 000 éditeurs actifs réguliers, une minorité de passionnés sans qui le commun ne pourrait fonctionner. De même, OpenStreetMap revendique plus de 10 millions d’utilisateurs inscrits à travers le monde, mais seule une fraction d’entre eux contribuent fréquemment à enrichir la carte. Ce décalage souligne l’importance cruciale d’un noyau engagé de contributeurs et de mécanismes facilitant l’implication du plus grand nombre.

Modèles économiques : quelle durabilité pour les communs numériques ?

Un trait marquant des communs numériques est leur finalité non lucrative. Contrairement à un projet d’entreprise classique, l’objectif premier n’est pas de générer un profit ou une rente financière. Il s’agit avant tout de créer une ressource utile à la collectivité. Néanmoins, cela ne signifie pas que les communs n’ont pas de coûts ou de besoins financiers : serveurs à faire tourner, développeurs ou modérateurs à soutenir, événements à organiser… La question de la pérennité économique se pose donc, sans pour autant vouloir transformer le commun en source de revenus privés.

Historiquement, bon nombre de communs numériques ont reposé sur le bénévolat et le don. Par exemple, Wikipédia est gérée par une fondation à but non lucratif et se finance presque entièrement par les dons de millions d’internautes, petits et grands, pour un budget annuel de l’ordre de 180 millions de dollars en 2024. Ce modèle “gratuit pour l’utilisateur, financé par la générosité du public” a fait ses preuves pour les communs de connaissance à large audience. D’autres projets fonctionnent sur le temps offert par des bénévoles ou des universitaires, éventuellement aidés par des subventions publiques ponctuelles (open data, projets de recherche ouverts…).

Cependant, afin d’assurer une plus grande autonomie et stabilité, des modèles économiques hybrides ont émergé. L’idée est de permettre à des activités commerciales périphériques de soutenir le commun, sans compromettre son caractère ouvert. Plusieurs scénarios existent :

  • Prestations et services associés : Le commun lui-même reste libre, mais des acteurs proposent des services payants autour de celui-ci. Par exemple, une entreprise peut fournir du support technique, de la formation ou des services “premium” liés à un logiciel libre, ou vendre des produits dérivés liés à une ressource ouverte. Le bénéfice financier ne provient pas de la ressource partagée elle-même, mais d’une valeur ajoutée apportée aux utilisateurs qui en ont besoin. Ce modèle est fréquent dans le monde du logiciel libre (sociétés de service autour de Linux, de Drupal, etc.) et permet de réinjecter une partie des profits sous forme de contributions au commun.
  • Double modèle interne/externe : Certains communs combinent une activité commerciale interne pour s’autofinancer en partie (par ex. proposer des fonctionnalités avancées payantes, des éditions « premium », des conférences ou du conseil) tout en maintenant l’accès libre au cœur de la ressource. Ce modèle doit être manié prudemment pour éviter deux écueils : détourner la communauté de sa mission première (si la recherche de revenus prend le pas sur l’intérêt collectif), ou créer des conflits d’intérêts entre contributeurs (favoriser indûment ceux qui paient).
  • Financement par les membres bénéficiaires : Dans certains cas, les organisations qui bénéficient largement d’un commun décident de contribuer financièrement à son entretien. Par exemple, de grandes entreprises utilisatrices d’un outil open source peuvent financer des développeurs pour travailler sur le projet (on le voit avec Linux, financé par des acteurs industriels, ou avec Mozilla soutenu par des partenariats). De même, des collectivités publiques utilisatrices d’une ressource ouverte peuvent allouer un budget pour sa maintenance, y voyant un investissement mutualisé. On parle parfois de modèle de “contribution à la source” : chaque acteur met au pot commun selon ses moyens parce qu’il a intérêt à la pérennité de la ressource partagée.

Dans tous les cas, la viabilité économique d’un commun numérique nécessite de concilier l’autonomie financière avec l’intérêt collectif. Il s’agit de soutenir le commun sans le dénaturer. Des initiatives comme la Coop des communs en France explorent ces nouvelles formes de soutien, en mobilisant l’économie sociale et solidaire et le financement participatif. L’enjeu est de trouver des modèles de soutien où la réussite économique se mesure d’abord à l’impact et à la pérennité de la ressource commune, plutôt qu’au profit privé.

Gouvernance : l’organisation collective en pratique

La gouvernance est au cœur du succès (ou de l’échec) d’un commun numérique. Puisqu’il n’y a pas de hiérarchie propriétaire formelle, c’est la communauté qui doit s’auto-organiser pour prendre les décisions, résoudre les conflits et orienter l’évolution de la ressource. De bonnes règles de gouvernance, claires et acceptées, sont essentielles pour instaurer la confiance et la coopération à long terme.

En pratique, chaque commun numérique invente son mode de gouvernance, souvent de façon empirique. Certaines communautés fonctionnent de manière très informelle et participative, misant sur le consensus et la discussion ouverte (cas de nombreuses petites communautés open source). D’autres, en particulier les communs de grande envergure, mettent en place des structures plus formalisées : comités, conseils ou fondations pour encadrer le projet. Par exemple, Wikimédia (la fondation support de Wikipédia) dispose d’un Conseil d’administration élu et de comités thématiques, tout en laissant la gestion éditoriale quotidienne aux contributeurs bénévoles suivant des règles communes (neutralité, vérifiabilité, etc.). De son côté, OpenStreetMap est soutenu par la Fondation OSM qui fournit une infrastructure et un cadre, tandis que la prise de décision reste largement communautaire via des votes ou discussions en ligne.

Un des défis est de répartir les rôles au sein de la communauté. On distingue souvent plusieurs cercles de contributeurs : la communauté large des utilisateurs-bénéficiaires (par exemple, tous les lecteurs de Wikipédia ou les utilisateurs d’OSM), le cercle plus restreint des contributeurs actifs qui créent effectivement le contenu (rédacteurs, cartographes, codeurs), et enfin un noyau de mainteneurs/modérateurs qui ont des droits particuliers pour encadrer le projet (administrateurs Wikipédia, leaders techniques d’un logiciel, etc.). Idéalement, ces différents groupes interagissent de façon transparente, avec des mécanismes de délibération ouverts (forums, votes, chartes) et de contrôle mutuel. Les communs numériques innovent parfois en matière de gouvernance : certains projets expérimentent des modèles décentralisés, “libres” de toute autorité centrale, ou au contraire adoptent des gouvernances inspirées des coopératives (une personne = une voix, élection des responsables…).

La gouvernance doit aussi gérer les tensions inévitables. Parmi celles-ci, on trouve la question de l’appropriation : comment éviter qu’un acteur (public ou privé) ne cherche à capturer le commun à son profit exclusif ? Les licences libres protègent en partie la ressource (par exemple, la licence GPL oblige tout dérivé d’un logiciel libre à rester libre), mais la communauté doit veiller à rester indépendante dans ses choix. Par exemple, si un financeur important intervient, il faut des garde-fous pour que la feuille de route du projet ne soit pas dictée uniquement par ses intérêts. De même, la cohabitation entre bénévoles et contributeurs financés (par des entreprises ou institutions) demande une gouvernance équilibrée pour que chacun trouve sa place sans conflit.

Enfin, la pérennité d’un commun dépend de sa capacité à renouveler sa communauté. Un projet ouvert peut décliner si ses contributeurs historiques se retirent sans relève, ou s’il n’attire pas de nouvelles énergies. C’est pourquoi de nombreux communs mettent l’accent sur l’accueil des nouveaux membres, la documentation, et un fonctionnement méritocratique (chacun peut monter en responsabilité s’il s’investit). Cette dimension humaine est tout aussi cruciale que la solidité technique ou juridique du projet.

Enjeux juridiques : licences, droits et reconnaissance

Le droit est à la fois un cadre et un enjeu pour les communs numériques. D’un côté, c’est grâce à des licences juridiques ouvertes que ces communs peuvent exister légalement, de l’autre, le cadre légal traditionnel n’est pas toujours adapté pour les reconnaître et les protéger pleinement.

Sur le plan des licences, le mouvement des communs numériques a créé ses propres outils au fil du temps. Les licences libres (telles que la GNU GPL pour les logiciels ou les licences Creative Commons pour les créations culturelles) sont devenues des piliers juridiques. Elles permettent aux créateurs de renoncer à une partie de leurs droits exclusifs pour garantir que leur œuvre restera accessible à tous sous certaines conditions. Par exemple, la licence CC BY-SA de Wikipédia autorise n’importe qui à réutiliser et modifier le contenu de l’encyclopédie, à condition de citer la source et de partager les éventuelles modifications dans les mêmes conditions. Ce mécanisme dit de « partage à l’identique » crée un effet viral de mise en commun du savoir : ce qui est emprunté au commun doit revenir au commun. Sans ces licences adaptées, un projet comme Wikipédia ou OpenStreetMap serait impossible, car le droit d’auteur standard interdirait aux contributeurs de copier/coller du texte ou de fusionner leurs contributions.

Néanmoins, les défis juridiques ne se limitent pas au choix de licence. L’articulation avec le droit classique pose question. Par exemple, le droit d’auteur par défaut reste très protectionniste dans la plupart des pays, ce qui peut freiner l’ouverture de nouvelles ressources (il faut la volonté explicite de l’auteur ou du détenteur pour passer en licence ouverte). De plus, la notion même de bien commun demeure mal prise en compte par les catégories juridiques existantes. Un commun n’est ni tout à fait public (il n’appartient pas à l’État), ni tout à fait privé (il n’appartient pas à un individu ou une société). Cette zone grise complique sa reconnaissance officielle. En France, on l’a vu, une tentative pour introduire la notion de communs informationnels dans la loi a échoué en 2016 face à des intérêts industriels. À l’international, quelques jurisprudences et lois locales commencent à évoquer les communs (par exemple en Italie ou en Espagne, certaines municipalités ont adopté des chartes des communs), mais cela reste balbutiant.

Un autre enjeu juridique est la responsabilité et la gouvernance légale des communs. Beaucoup de projets finissent par créer une structure juridique dédiée (association, fondation, coopérative…) pour porter le nom de domaine, les serveurs, les fonds, etc., et agir en justice si besoin. Cette formalisation pose la question de la compatibilité entre la gouvernance communautaire et les exigences légales (par ex., qui est responsable en cas de contenu illégal publié sur un commun ? comment assurer la représentativité de la communauté dans l’entité juridique ?). Des modèles émergent, comme les fondations de logiciels libres (par ex. la Mozilla Foundation pour Firefox) ou les sociétés coopératives d’intérêt collectif (ex. Mobicoop pour le covoiturage libre), qui tentent de concilier fonctionnement démocratique, mission d’intérêt général et personnalité juridique.

Enfin, la question de la protection contre l’appropriation abusive reste ouverte. Si une ressource de commun est réutilisée par un acteur privé dans un cadre propriétaire, jusqu’où peut-on aller pour en empêcher les dérives ? Les licences ouvertes n’empêchent pas la réutilisation commerciale (tant qu’on respecte leurs termes). Par exemple, des géants du web peuvent exploiter des données d’OpenStreetMap ou du code open source dans leurs services sans forcément contribuer en retour. Cela fait débat au sein des communautés : faut-il accepter ce risque comme le prix de la liberté, ou chercher de nouvelles clauses juridiques pour forcer la réciprocité ? Certaines licences dites « à réciprocité renforcée » ont été proposées (ex : Licence Art Libre, Creative Commons Non-Commercial, etc.), mais elles limitent alors l’ouverture et ne font pas l’unanimité. L’équilibre entre ouverture et protection demeure un sujet de discussion stratégique pour l’avenir des communs numériques.

Politiques publiques : quel rôle pour l’État et les collectivités ?

Face à l’essor des communs numériques, les pouvoirs publics commencent à s’interroger sur leur rôle. Longtemps, l’action publique et les communs ont évolué en parallèle, sans se rencontrer : l’État proposait des services publics centralisés, tandis que des communautés citoyennes développaient de leur côté des communs numériques. Aujourd’hui, on réalise de plus en plus que les deux approches peuvent être complémentaires.

D’une part, les communs numériques poursuivent souvent des objectifs proches de l’intérêt général. Qu’il s’agisse de diffuser la connaissance (Wikipédia), de cartographier le territoire pour de meilleurs transports (OpenStreetMap), d’outiller la participation citoyenne (plateforme Decidim), de fournir des logiciels libres et sécurisés (Mozilla Firefox, Linux) ou de partager des données scientifiques, on retrouve des finalités utiles au plus grand nombre. Ces projets incarnent une vitalité citoyenne, une implication directe des usagers dans la création de la ressource, ce qui est précieux à l’heure où la défiance envers les institutions est forte. Les soutenir peut donc être un moyen d’encourager l’innovation et la participation démocratique.

D’autre part, les communs offrent aux collectivités une approche alternative pour gérer certaines ressources ou services. Plutôt que de tout développer en interne ou d’acheter des solutions propriétaires clés en main, une administration peut s’appuyer sur un commun existant. Par exemple, de nombreuses villes utilisent OSM pour leur système d’information géographique plutôt que de dépendre de cartes privées. L’État français a lui-même ouvert une partie de ses données (via la plateforme data.gouv.fr) pour que citoyens et entreprises puissent les réutiliser et les enrichir, ce qui est une logique proche du commun. L’IGN (Institut géographique national) a lancé une stratégie des « géocommuns », reconnaissant que la production de données géographiques peut être co-construite avec la communauté et pas uniquement par l’administration. Ce type d’initiative publique va dans le sens d’une co-gestion des ressources numériques avec les citoyens.

Le soutien public peut prendre plusieurs formes : financier (subventions à des fondations ou associations qui maintiennent des communs, appels à projets dédiés), logistique (mise à disposition d’infrastructures, de locaux pour des hackathons, etc.), juridique (adaptation des marchés publics pour permettre d’utiliser des solutions en commun, insertion de clauses pro-logiciels libres dans les marchés, etc.), ou encore éducatif (intégrer la culture du commun numérique dans les formations, soutenir la médiation numérique pour élargir les communautés contributives). En France, le Conseil National du Numérique a émis des recommandations pour développer les communs numériques comme outils d’innovation publique et de souveraineté nationale. Quelques collectivités territoriales commencent aussi à embaucher des « animateurs des communs » ou à mettre en réseau les acteurs locaux du numérique ouvert.

Néanmoins, la relation entre État et communs n’est pas sans ambiguïtés. Certains membres des communautés voient d’un œil méfiant l’intervention publique, par crainte d’une récupération politique ou d’une bureaucratisation contraire à l’esprit bottom-up (ascendant) des communs. À l’inverse, l’administration publique peut avoir du mal à reconnaître la légitimité de collectifs informels, ou à adapter ses procédures à un mode de production horizontal. Des expériences de partenariat existent cependant et montrent qu’une coopération est possible : par exemple, la Ville de Barcelone a adopté une politique de “technologies civiques” s’appuyant sur des communs numériques (elle a co-développé Decidim pour la participation citoyenne, et libéré de nombreux logiciels municipaux en open source). En France, la Dinum (Direction interministérielle du Numérique) encourage l’usage de logiciels libres dans l’administration et contribue sur GitHub à des projets partagés. Ces démarches illustrent ce qu’on appelle parfois un État partenaires des communs, où le rôle public est de faciliter, soutenir et amplifier les initiatives communautaires existantes plutôt que de les remplacer.

Enfin, au-delà du soutien, se pose la question de la reconnaissance juridique et politique des communs numériques. Doit-on leur accorder un statut particulier ? Créer un fonds national dédié aux communs ? Inscrire dans la loi des obligations pour les grandes plateformes privées de soutenir les communs (par exemple via des taxes ou des contributions) ? Ces débats restent ouverts. Ils touchent à la définition de ce qui constitue le patrimoine informationnel commun de la société, à l’heure où les ressources numériques sont devenues cruciales.

Conclusion : vers un numérique en commun

Les communs numériques représentent une autre façon de concevoir la production et le partage des ressources à l’ère digitale. Issus d’une longue histoire de gestion collective, ils ont su s’adapter aux nouvelles technologies pour proposer des biens communs immatériels accessibles à tous. Leur essor a été porté par des communautés de bénévoles, de passionnés, de citoyens engagés, souvent en marge des circuits économiques classiques. Aujourd’hui, ces communs jouent un rôle clé dans de nombreux domaines (connaissance, cartographie, culture, logiciel, science…) et posent de nouvelles questions sur la durabilité, la gouvernance et le soutien institutionnel.

À l’heure des grands défis numériques, qu'il s'agisse des monopoles des géants du Web, de la protection des données, de l'accès équitable au savoir, ou encore de la transition écologique appuyée sur des données ouvertes, l’approche des communs offre des pistes prometteuses. Elle montre qu’il est possible de créer de la valeur autrement qu’en verrouillant l’information, que la collaboration ouverte peut rivaliser avec des modèles propriétaires, et que l’autonomisation des communautés locales ou globales peut donner lieu à des réalisations d’envergure (qui aurait cru qu’une encyclopédie écrite bénévolement deviendrait l’une des premières sources d’information mondiale ?).

Il reste cependant beaucoup à faire pour pérenniser et étendre ces communs numériques. Cela passe par un engagement plus large : celui des citoyens (chacun peut apporter sa pierre, même modeste), des professionnels du numérique (en libérant du code, en participant à des projets open source), des chercheurs (en documentant et en analysant ces dynamiques), et des décideurs publics (en créant un environnement favorable, par des financements et un cadre légal adaptés). Chacun a un rôle à jouer pour faire des communs numériques non plus une exception inspirante, mais une composante durable et centrale de notre écosystème numérique.

En fin de compte, la question posée aux lecteurs et aux acteurs du secteur est une invitation à l’action : comment souhaitons-nous bâtir le monde numérique de demain ? Les communs numériques nous invitent à le construire en commun, autour de valeurs de partage, de coopération et d’ouverture. C’est un chantier ambitieux, mais porteur d’espoir, où chaque contribution compte. Ensemble, il est possible de faire du numérique un véritable bien commun au service de tous.

Bibliographie et sources :

  • Collectif Inno3, Les Communs Numériques : un modèle innovant de développement des ressources numériques (contribution du Labo Société Numérique, ANCT), 2019.
  • Wikipédia (fr), « Commun numérique » – définition et historique du concept des communs numériques.
  • Judith Rochfeld, Comment pérenniser les communs numériques ?, entretien CNNum, 2021 – réflexions sur la gouvernance et la particularité des communs numériques.
  • Rapport L’échelle de communalité (Rochfeld et al., GIP Research Justice, 2021) – typologie des communautés dans les communs.
  • Yochai Benkler, The Wealth of Networks, 2006 – introduction au concept de production pair-à-pair et aux commons de la connaissance.
  • Lionel Maurel et al., Communs numériques : une nouvelle forme d’action collective ?, revue Terminal n°130, 2021 – analyse académique du mouvement des communs numériques.

Comment citer cet article :

BERGE, A. (2025). Communs numériques : des origines aux enjeux d’aujourd’hui. Blog Communs Numériques. Disponible sur : https://communs-numeriques.fr/articles/introduction-communs-numeriques