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Du New Public Management à la Gouvernance à l’Ère Numérique : Quelle Place pour les Communs ?

Dans les administrations publiques, une page est en train de se tourner. Après des décennies marquées par le New Public Management (NPM) et son lot de réformes managériales, l’ère numérique impose un nouveau paradigme. Cette « Digital-Era Governance » (gouvernance à l’ère numérique) recentre l’action publique autour du numérique, de l’intégration et d’une vision holistique des services. Au cœur de cette transformation émergent les communs numériques (logiciels libres, open data, plateformes collaboratives, science ouverte...) Ces ressources partagées, co-produites par des communautés, s’invitent désormais dans la conception et la mise en œuvre des politiques publiques. Comment les communs numériques peuvent-ils enrichir la gouvernance publique de l’ère digitale ? Quelles tensions se dessinent entre l’héritage du NPM, les logiques du numérique et la promesse d’une gouvernance par les communs ?

Les limites du New Public Management

Introduit à partir des années 1980-1990, le New Public Management (ou Nouvelle Gestion Publique, NGP) a importé dans le secteur public des méthodes issues du privé : culture du résultat, indicateurs de performance, contractualisation des objectifs, mise en concurrence et externalisation des services publics. En France, sous l’impulsion du NPM, « l’État stratège » s’est structuré en séparant la stratégie (confiée aux ministères centraux) de l’exécution (déléguée à des agences autonomes), tout en instaurant des contrats d’objectifs et des incitations inspirés du marché (par exemple, la mise en concurrence des opérateurs ou la tarification à l’activité dans les hôpitaux). L’idée directrice était de dynamiser l’action publique et de la rendre plus efficace et « orientée client ».

Cependant, plus de trente ans après, les limites du NPM sont largement documentées. D’abord, ce modèle a parfois méconnu les spécificités du service public par rapport au secteur privé. En démocratie, l’administration poursuit l’intérêt général et répond aux citoyens, là où l’entreprise privée vise le profit et rend compte à ses actionnaires. Transposer sans nuance les méthodes d’entreprise à l’État a pu conduire à des malentendus : par exemple, les citoyens ne sont pas de simples “clients” que l’on peut sélectionner ou segmenter. Le service public se doit d’accueillir tous les usagers sans discrimination.

Ensuite, la fragmentation induite par le NPM, multiplication d’agences spécialisées, sous-traitance à divers prestataires, a affaibli la vision d’ensemble. À force de diviser les structures pour accroître la flexibilité, on a réduit la capacité de l’État à coordonner et planifier de manière cohérente ses politiques au-delà du raisonnable. Certains observateurs y ont vu le risque d’un État “minimal” qui se désengage excessivement de ses responsabilités stratégiques.

Plus grave, les promesses d’efficience du NPM ne se sont pas toujours matérialisées. Des évaluations ont montré que ces réformes n’ont pas forcément engendré les économies escomptées et qu’elles se sont parfois accompagnées d’une dégradation du service rendu aux usagers. Autrement dit, la course aux indicateurs et à la rentabilité a pu produire des effets pervers : qualité en baisse, lourdeur bureaucratique déplacée (sous forme de reporting constant), démotivation des agents publics soumis à une logique productiviste, etc. De fait, le NPM a suscité de vives critiques, accusé de transformer l’administration en entreprise comme une autre, au mépris des valeurs publiques et de la confiance des citoyens.

New Public Management : les principes-clés
"Désagrégation" (dissocier les grandes administrations en entités plus petites et autonomes), Compétition (introduire de la concurrence entre fournisseurs de services publics ou entre agents via des évaluations comparatives) et Incitation (pilotage par la performance et incitations financières). Ce sont les maîtres-mots du NPM. Ce modèle vise l’efficacité, mais sa transposition au secteur public a souvent créé des silos, complexifié la coordination et privilégié les logiques marchandes sur les logiques démocratiques.

Face à ces limites, une remise en question du NPM s’est opérée dans la recherche de nouveaux modes de gouvernance publique. Dès le début des années 2000, l’essor des technologies de l’information et de la communication a ouvert la voie à un changement de cap. C’est la montée en puissance de la gouvernance à l’ère numérique.

De la NGP à la Digital-Era Governance : un nouveau paradigme

La « Digital-Era Governance » (DEG), théorisée à partir des années 2005 par des auteurs comme Patrick Dunleavy, s’affiche comme le successeur du NPM dans les administrations publiques connectées. Elle se caractérise par trois évolutions majeures par rapport aux pratiques précédentes :

  • Réintégration des fonctions publiques : là où le NPM avait morcelé l’État en une myriade d’entités, la gouvernance numérique tend à rapprocher et regrouper les services pour plus de cohérence. On le voit par exemple lorsque des missions externalisées reviennent dans le giron public (ex. la sécurité aéroportuaire réintégrée aux États-Unis après 2001), ou lorsque des agences fusionnent leurs systèmes d’information. L’objectif est de briser les silos et de reconstruire une administration plus intégrée, capable d’actions transversales.
  • Holisme centré sur les besoins : il s’agit de repenser l’organisation autour des usagers et de leurs parcours de vie, plutôt que selon les découpages administratifs traditionnels. La DEG promeut une approche globale, comme regrouper différents services publics (sociaux, fiscaux, santé...) sur des guichets uniques ou plateformes unifiées, orientées autour de grands « moments » de la vie du citoyen (naissance, création d’entreprise, perte d’un emploi, etc.). Ce besoin d’holisme vise à en finir avec les démarches éclatées d’un guichet à l’autre, pour offrir au contraire des services intégrés et proactifs.
  • Digitalisation totale des processus : enfin, la gouvernance à l’ère numérique entend exploiter pleinement le potentiel des outils digitaux, bases de données, Internet, algorithmes, IA, pour transformer en profondeur la gestion publique. Il ne s’agit plus seulement d’informatiser l’existant, mais de réinventer les procédures grâce au numérique (automatisation de tâches répétitives, données ouvertes pour alimenter l’innovation, échanges en temps réel entre administrations, participation en ligne des citoyens, etc.). La dématérialisation des services et la circulation de l’information deviennent la norme.

Ce triptyque réintégration – holisme – digitalisation constitue le cœur de la Digital-Era Governance. En creux, on perçoit comment ce modèle répond aux faiblesses du NPM. En reconnectant les morceaux épars de l’action publique, à la différence de la fragmentation du NPM, en prenant le problème par l’angle de l’usager et non plus de l’unité administrative, et en misant sur l’innovation technologique plutôt que sur la seule logique de marché.

Il faut souligner que la DEG n’est pas qu’un concept académique ; elle correspond à une évolution tangible observée dans de nombreux pays. Par exemple, le Royaume-Uni a créé un portail unique (Gov.uk) regroupant la plupart des démarches administratives, reflétant cette approche unifiée et centrée usager. De même, en France, les mutualisations de services informatiques ou la mise en place de plateformes interministérielles vont dans le sens d’une intégration accrue à l’ère numérique. Partout, l’administration se réinvente à la faveur du numérique, avec l’idée de gagner en efficacité et en qualité de service.

Cependant, si la gouvernance à l’ère numérique recentre l’État sur la donnée, les réseaux et la collaboration, elle ne dit pas encore comment se reconfigurent les relations entre l’État, le marché et la société civile. C’est ici que surgit la question des communs numériques. Ces ressources et communautés nées en dehors de l’État et des entreprises, peuvent-elles trouver une place dans le nouvel écosystème de gouvernance ? Et de quelle manière leur logique propre, ni tout à fait publique, ni tout à fait privée, enrichit ou bouscule la gestion publique traditionnelle ?

L’essor des communs numériques

Par « communs numériques », on désigne des ressources immatérielles (logiciels, données, contenus, connaissances scientifiques, etc.) produites et gérées collectivement par une communauté selon des règles qu’elle définit elle-même. Grâce aux licences libres et à la nature non-rivale du numérique, ces communs offrent à leurs utilisateurs la liberté d’accès, de réutilisation, de modification et de partage de la ressource. Autrement dit, ce sont des biens mis en partage, dont la gouvernance est collégiale, et qui s’opposent à l’enfermement propriétaire.

Les exemples emblématiques abondent dans notre vie quotidienne :

  • GNU/Linux, système d’exploitation libre co-développé par des milliers de programmeurs à travers le monde ;
  • Mozilla Firefox, navigateur open source ;
  • Wikipedia, encyclopédie en ligne alimentée par ses contributeurs ;
  • OpenStreetMap, carte du monde construite par les citoyens.

Tous sont des communs numériques fonctionnels, utilisés par des millions de personnes. Plus récemment, on voit émerger des communs dans des domaines variés : données urbaines, intelligence artificielle entraînée en mode ouvert, infrastructures techniques partagées, etc. Même la science ouverte, c’est-à-dire la diffusion sans entrave des publications et données de la recherche, participe de ce mouvement, en considérant le savoir comme un commun accessible à tous.

Définition : un commun numérique
« Un commun numérique est une ressource produite et/ou entretenue collectivement par une communauté d’acteurs hétérogènes, et gouvernée par des règles qui lui assurent son caractère collectif et partagé. Il est dit numérique lorsque la ressource est dématérialisée : logiciel, base de données, contenu numérique, etc. ». Contrairement aux communs naturels (eau, forêts...) ou matériels, les communs numériques sont non rivaux (le fait qu’une personne l’utilise n’empêche pas d’autres de l’utiliser) et non exclusifs (on n’en protège pas la valeur par la rareté, au contraire le partage augmente son utilité). Ils impliquent une communauté active qui fait vivre la ressource dans la durée.

Le mouvement des communs numériques s’est d’abord développé en réaction à l’ordre économique dominant du numérique. Face aux stratégies d’enfermement (verrouillage propriétaire, captation des données, jardins clos des grandes plateformes), les communs proposent une alternative fondée sur l’intelligence collective, l’ouverture et la collaboration internationale. Ils remettent en cause le monopole de certains grands fournisseurs et favorisent une mise en réseau horizontale des connaissances. Placés « au cœur de la chaîne de valeur numérique », ils se révèlent souvent plus sécurisés (car audités par la communauté) et moteurs d’innovation, en permettant à n’importe quel acteur de bâtir dessus sans permission. De plus en plus d’analystes soulignent que le renforcement des communs numériques est un levier de souveraineté pour les États et l’Europe, dans la mesure où il réduit la dépendance à des solutions propriétaires étrangères et stimule une capacité locale d’innovation.

Ces atouts expliquent pourquoi les communs numériques suscitent un intérêt grandissant des pouvoirs publics. Mais comment les intégrer concrètement dans les politiques publiques ? Peut-on conjuguer la logique des communs (autogouvernance, partage libre) avec les impératifs de l’action publique (intérêt général, obligation de résultat, cadre juridique) ? Plusieurs chantiers se sont ouverts ces dernières années, tant en France qu’à l’étranger, pour articuler communs et action publique.

Intégrer les communs numériques dans la gouvernance publique

L’ère numérique a vu émerger de nouvelles façons pour l’État et les collectivités de travailler avec les communautés de communs, plutôt que de les ignorer ou les concurrencer. On assiste à l’apparition d’un véritable écosystème partenarial entre acteurs publics et communs numériques, à travers divers domaines : logiciels, données, connaissances...

Logiciels libres et infrastructures ouvertes

Un premier champ de convergence concerne les logiciels libres et open source utilisés par l’administration. Longtemps, les systèmes informatiques de l’État ont reposé sur des solutions propriétaires fournies par des grands éditeurs commerciaux. Or, adopter des logiciels libres présente de multiples avantages pour le secteur public : réduction des coûts de licences, transparence du code (audit de sécurité possible), indépendance vis-à-vis des fournisseurs (pas de vendor lock-in), possibilité de personnaliser l’outil selon les besoins spécifiques, mutualisation entre organismes publics, etc.

Consciente de ces enjeux, la France a progressivement inscrit le logiciel libre dans sa stratégie numérique publique. Dès 2012, une circulaire du Premier ministre préconisait le « bon usage du logiciel libre dans l’administration » et encourageait les administrations à envisager des alternatives libres. La Loi pour une République numérique de 2016 a renforcé ce mouvement en reconnaissant que les codes sources des administrations sont des documents administratifs communicables, favorisant leur ouverture. En 2021, un tournant a été marqué par la circulaire du 27 avril 2021 sur la politique de la donnée, des algorithmes et des codes sources, qui appelle à « un renforcement de l'ouverture des codes sources et de l’usage du logiciel libre » dans tout l’appareil d’État. Cette même circulaire a donné naissance à une Mission logiciels libres et communs numériques rattachée à la DINUM (Direction interministérielle du numérique). Sa feuille de route : soutenir le recours aux logiciels libres, ouvrir les codes développés par le secteur public et créer des liens avec l’écosystème open source. En pratique, cette mission (surnommée BlueHats) aide les agents publics à publier leurs projets sur GitHub, référence un catalogue de logiciels libres recommandés (le SILL – Socle Interministériel des Logiciels Libres), et organise des échanges entre développeurs du public et communautés externes.

Ces initiatives visent à faire de l’État non plus seulement un utilisateur, mais aussi un contributeur aux communs numériques. Un ministère qui améliore un logiciel libre pour ses besoins diffuse ensuite ses améliorations à la communauté. Tout le monde en bénéficie, y compris d’autres administrations. On a vu ainsi Etalab (le service du Premier ministre en charge du numérique ouvert) publier en open source de nombreux outils (demande de valeur foncière, simulateurs, etc.), ou des collectivités partagent le code de leurs applications. Un exemple parlant est OpenFisca (outil de simulation de réforme fiscale) développé par la ville d’Argentan et "libéré" pour que d’autres communes le réutilisent.

Au niveau européen, la tendance est la même. La Commission européenne s’est dotée d’une politique interne encourageant l’usage des logiciels open source et la contribution aux projets communautaires. Plusieurs pays membres ont même adopté des règles obligatoires. AInsi l’Italie impose depuis 2012 de considérer une solution libre en priorité à tout achat de logiciel propriétaire (le principe du “Libre sauf si...”). D’autres gouvernements, comme l’Allemagne ou l’Espagne, ont migré certaines infrastructures critiques vers des logiciels libres (suites bureautiques, systèmes serveurs, etc.). Selon un rapport récent, « de nombreux services publics à travers l'Europe ont choisi de s'appuyer sur ces technologies souveraines » et certains « ont décidé de rendre obligatoire l'utilisation des logiciels libres » dans leur administration. L’objectif affiché est double : réaliser des économies et renforcer la souveraineté numérique en évitant la dépendance aux GAFAM et autres acteurs dominants.

Données ouvertes et plateformes collaboratives

Un deuxième terrain d’intégration des communs est celui des données. Les administrations produisent et détiennent une masse considérable de données (statistiques, cartes, registres, informations administratives...). Les mettre à disposition du public sous forme de données ouvertes (open data) permet de stimuler l’innovation, la transparence et la participation citoyenne. On parle de communs de la donnée lorsque la gestion de ces ressources s’effectue de manière ouverte et partagée.

La France a été pionnière avec l’ouverture de data.gouv.fr dès 2011, portail national d’open data où plus de 40 000 jeux de données sont aujourd’hui accessibles librement.

Un cas emblématique de commun numérique soutenu par l’État est la Base Adresse Nationale (BAN), qui vise à référencer l’intégralité des adresses du territoire français. Ce projet a la particularité d’être co-gouverné par des acteurs publics et une communauté ouverte. Initialement développé en partenariat entre l’IGN (Institut géographique national), La Poste et la communauté OpenStreetMap, la BAN est désormais un commun entretenu collectivement. La « start-up d’État » adresse.data.gouv.fr anime ce commun en impliquant collectivités, citoyens et entreprises dans l’amélioration continue de la base. Le résultat est un référentiel d’adresses librement accessible, utile aussi bien au livreur de colis qu’aux services de secours pour intervenir efficacement. Cet exemple montre que l’État peut co-construire une infrastructure avec la société civile, plutôt que d’acheter une solution privée clé en main. On obtient une donnée plus exhaustive, à jour, et réellement partagée entre tous les utilisateurs potentiels.

Dans le même esprit, l’IGN a lancé en 2022 la Fabrique des géocommuns, un incubateur de communs géographiques. L’idée est d’identifier des besoins en données ou outils géographiques d’intérêt public (par exemple un commun sur les bâtiments ou sur les vues aériennes libres), puis de rassembler autour de chaque projet une coalition d’acteurs prêts à contribuer (agences publiques, communautés open source, chercheurs, start-ups...). L’IGN agit comme facilitateur et apporteur de ressources, mais la gouvernance du projet se veut partagée. Cette démarche illustre un rôle nouveau de l’État qui est de fédérer des énergies disparates pour faire émerger des communs d’utilité publique, plutôt que produire seul le service. Les géocommuns incubés (Base Adresse Nationale, référentiel des bâtiments, etc.) sont appelés à devenir des briques fondamentales de services publics numériques, que chacun peut s’approprier.

Par ailleurs, des plateformes collaboratives développées comme communs commencent à être adoptées par les institutions. C’est le cas de Decidim, une plateforme libre de participation citoyenne créée à l’origine par la ville de Barcelone. Cet outil permet d’organiser consultations, budgets participatifs, pétitions, avec une transparence et une auditabilité garanties par son code ouvert. Aujourd’hui, Decidim est utilisée par de nombreuses villes et collectivités dans le monde (Helsinki, Mexico, Paris 12e, etc.) pour faire participer les citoyens aux décisions locales. Le fait qu’elle soit un commun numérique (piloté par une communauté internationale d’utilisateurs/développeurs) assure qu’aucune entreprise n’en ait le monopole et que chaque ville puisse l’adapter à ses besoins. Barcelone, initiatrice du projet, y a vu un moyen de reconquérir sa souveraineté technologique face aux géants du numérique : « La municipalité catalane a développé une plate-forme de participation citoyenne sous logiciel libre qui peut être utilisée par d’autres collectivités ». En France, l’État encourage également l’usage de ce type de solutions ouvertes via des appels à projets “civic tech” qui privilégient les outils libres.

Science ouverte et savoirs partagés

Enfin, dans le domaine de la connaissance et de la recherche, l’approche par les communs progresse à travers la science ouverte. Les pouvoirs publics, via les agences de recherche et les universités, promeuvent l’accès libre aux publications scientifiques, le partage des données de recherche, et même l’implication des citoyens dans la production du savoir (science participative). Cette politique considère que les résultats de la science financée par fonds publics doivent être un commun universel, accessible à tous pour éducation ou réutilisation. La Commission européenne exige désormais que les articles issus de projets qu’elle finance soient en accès ouvert par défaut. En France, un Plan national pour la science ouverte pilote depuis 2018 la généralisation de ces pratiques (plateformes d’archives ouvertes, ouverture progressive des codes source produits par la recherche, etc.).

Au-delà de l’accès, c’est aussi une nouvelle manière de concevoir la gouvernance de la recherche qui se veut plus collaborative et transparente. Comme le dit Sébastien Soriano, « l’open science est une manière d’associer la société aux découvertes et avancées dans ce domaine ». Dans cette optique, le public n’est plus seulement destinataire du savoir scientifique, il peut y contribuer (par exemple à travers des projets de sciences citoyennes où des amateurs collectent des données pour la recherche). Cela élargit le cercle des acteurs impliqués dans l’action publique (ici la politique scientifique) en y intégrant des communautés de pratique volontaires.

En somme, que ce soit via le logiciel libre, les données ouvertes, les plateformes participatives ou la science ouverte, les communs numériques s’insèrent progressivement dans la boîte à outils de la gouvernance publique. Des programmes nationaux et européens voient le jour pour soutenir cette intégration. Un rapport européen de 2022, consacré aux communs numériques, a même recommandé la mise en place du principe « Commun numérique par défaut » dans le développement des outils publics. Autrement dit, chaque fois qu’une administration crée un nouveau logiciel, service ou base de données, elle devrait se demander si elle peut le développer comme un commun, ouvert dès sa conception, plutôt que comme une solution propriétaire fermée ? Cette même feuille de route européenne préconise de créer une Fondation européenne des communs numériques pour co-financer et gouverner avec les communautés les ressources stratégiques partagées, ainsi qu’un guichet unique d’aide aux projets de communs. Preuve que le sujet est désormais pris au sérieux au plus haut niveau. Les communs numériques sont appelés à devenir des outils au service d’une transformation numérique ouverte, transparente et participative de l’action publique. Reste à naviguer entre les anciennes et les nouvelles logiques, car tout n’est pas simple dans la rencontre entre culture administrative et culture du commun.

Tensions et convergences : manager, numérique et communs

Malgré leur potentiel, les communs numériques bousculent les habitudes de la gestion publique, et leur intégration soulève des tensions qu’il faut reconnaître, en même temps qu’elle offre des convergences inédites.

1. Culture managériale contre culture du commun : La première tension tient aux différences de culture organisationnelle. Le NPM et, par certains aspects, la gouvernance publique classique valorisent la hiérarchie, le contrôle formel, la responsabilité clairement assignée. À l’inverse, les communs fonctionnent sur une culture de l’horizontalité et de l’auto-organisation. Ce sont souvent des communautés informelles, évolutives, où l’autorité se distribue entre contributeurs. Pour une administration, accepter de s’appuyer sur un commun revient à perdre une part de contrôle direct, ce qui peut être déroutant. Qui est « responsable » si le commun dysfonctionne ? comment garantir sa pérennité si ses contributeurs sont bénévoles ? Ces questions légitimes peuvent freiner les décideurs publics habitués à des schémas plus cadrés. Un changement culturel est donc nécessaire pour que l’administration travaille efficacement avec les communautés ouvertes. Il s’agit de passer d’une logique de commandement à une logique de partenariat. Co-construire des règles communes, faire confiance à l’expertise externe, accepter une part d’incertitude créative. Cela implique de la formation, de la sensibilisation et souvent une évolution des cadres juridiques pour sécuriser les engagements réciproques.

2. Concurrence marchande contre coopération ouverte : Le NPM misait sur la concurrence entre fournisseurs pour améliorer les services (appels d’offres, contrats de performance, benchmarking). Les communs, eux, reposent sur la coopération et le partage non exclusif. Cette divergence peut créer des frictions dans les processus publics. Par exemple, une collectivité qui souhaite contribuer à un commun se heurte parfois aux règles de la commande publique, faites pour acheter un produit ou service à un prestataire unique, pas pour collaborer de façon continue avec une pluralité d’acteurs volontaires. De même, les mécanismes budgétaires classiques, basés sur l’achat ou la subvention, s’accordent mal avec le financement participatif ou la contribution en nature typiques des communs (temps de développement mutualisé, dons de ressources informatiques, etc.). Il y a donc un enjeu à adapter les modèles économiques. L’administration peut-elle investir dans un commun comme elle le ferait dans une entreprise ? Certains pays innovent, par exemple en créant des financements publics dédiés aux communs stratégiques (la proposition de fondation européenne va dans ce sens). Sur le terrain, on voit aussi émerger des conventions de partenariat public-commun, ou des marchés publics intégrant une exigence de logiciel libre, ce qui encourage les prestataires à contribuer à des communs plutôt qu’à livrer du code fermé.

3. Transparence contre sécurisation : La philosophie des communs prône l’ouverture par défaut (du code source, des données, des méthodes). Pour l’administration, cette transparence est un impératif démocratique, mais elle se heurte à d’autres impératifs : secret des données personnelles, sécurité informatique, souveraineté nationale dans certains domaines sensibles. Par exemple, tout ouvrir n’est pas possible pour des raisons légales ou stratégiques (données de santé, algorithmes liés à la défense...). Il faut donc trouver un équilibre entre l’ouverture maximale et la protection nécessaire. Heureusement, ouverture ne signifie pas anarchie. On peut très bien avoir un commun géré de manière responsable et conforme au RGPD, ou un logiciel libre hautement sécurisé (certains projets libres sont plus sûrs que leurs équivalents propriétaires grâce à l’audit communautaire). La convergence, ici, est que les communs incitent l’administration à améliorer ses pratiques de sécurité et de gestion des données en les soumettant à la critique externe, tout en développant une culture de la transparence. Un code source ouvert d’un téléservice public permettra aux experts de déceler d’éventuelles failles (et de les corriger), là où un code fermé les cacherait jusqu’à un incident.

4. Innovation et holisme partagés : Sur un plan plus positif, la rencontre du numérique et des communs crée des synergies fortes pour réinventer l’action publique. La gouvernance à l’ère numérique cherche une approche holistique et intégrée… Or la logique des communs et d’Internet pousse justement à décloisonner et à travailler en réseau au-delà des structures pyramidales. En mobilisant des communautés d’usagers, d’experts, d’associations autour d’une politique publique, on peut mieux cerner les besoins transversaux et co-construire des solutions « en sortant d’une logique pyramidale ». Ainsi, communs et administration peuvent se retrouver dans une démarche collective d’amélioration continue des services publics, où le feedback citoyen est direct et permanent. Par exemple, une plateforme comme Decidim permet un dialogue itératif entre élus et citoyens, améliorant progressivement la gouvernance locale. De son côté, l’État apporte aux communs une échelle (ressources, diffusion) et une légitimité qui peuvent amplifier leur impact. On le voit avec la Base Adresse Nationale : le fait qu’elle soit soutenue officiellement lui donne une visibilité et une crédibilité, ce qui attire plus de contributeurs et d’utilisateurs, créant un cercle vertueux de coopération.

En somme, si le modèle managérial classique pouvait tendre à opposer l’État (détenteur de l’autorité) et la société civile (bénéficiaire passive ou bien fournisseur contractuel), l’approche par les communs cherche à « faire avec et ensemble ». « Les communs, c’est le remède au fantasme de l’État profond », affirme Sébastien Soriano : en impliquant largement la communauté, on désacralise un État parfois perçu comme opaque et lointain, on le transforme en plateforme ouverte où chacun peut prendre sa part. Cette vision d’un « État en réseau » s’inspirant d’Internet et fonctionnant en écosystèmes collaboratifs commence à faire son chemin.

Bien sûr, tout cela ne se décrète pas du jour au lendemain. Il y a des résistances internes, des intérêts en place bousculés par l’ouverture (certaines entreprises titulaires de marchés publics voient d’un mauvais œil l’essor des alternatives open source, par exemple). Il faut alors du volontarisme politique pour arbitrer en faveur du bien commun sur le court-termisme. Mais les lignes bougent, en France, le gouvernement a lancé en 2023 un programme intitulé « Vers un État partenaire des communs numériques », multipliant les ateliers et concertations entre agents publics et acteurs des communs pour identifier les freins et les leviers de coopération. Cette reconnaissance officielle est le signe qu’une transformation plus profonde est enclenchée.

Des exemples concrets de convergence

Pour illustrer de façon concrète la place grandissante des communs numériques dans la gouvernance à l’ère digitale, voici quelques initiatives récentes :

  • France - Mission “Etat et Communs” : Suite à la circulaire de 2021, la France a lancé un Plan d’action logiciels libres et communs numériques. Un Conseil du Logiciel Libre a été créé pour suivre les avancées ministérielles en la matière. En parallèle, des événements comme Numérique en Commun[s] réunissent chaque année acteurs publics et communautés pour échanger les bonnes pratiques. Par exemple, la DINUM a décerné des prix aux meilleurs projets de communs soutenus par des administrations (logiciels open source développés par des hôpitaux, outils éducatifs libres promus par des académies, etc.). On observe également la mise en réseau des agents publics libristes (la communauté des BlueHats) afin de favoriser l’entraide sur les projets open source internes. Dans les territoires, l’ANCT (Agence nationale de cohésion des territoires) a ouvert un Incubateur des Territoires dont plusieurs projets sont pensés comme communs, en mutualisant des solutions numériques entre communes ou intercommunalités (par exemple des outils open source pour les bibliothèques municipales, réutilisables de ville en ville).
  • Europe - Alliance pour les biens communs numériques : Lors de la présidence française de l’UE en 2022, un rapport a été produit par 19 États membres afin de renforcer les communs numériques au niveau européen. Ce rapport, on l’a vu, propose des mécanismes de soutien financier et institutionnel inédits (fondation, guichet unique, appels à projets). Dans la continuité, la Commission européenne a intégré la notion de communs numériques dans sa Déclaration des droits et principes numériques de 2022, affirmant l’importance d’un Internet libre, ouvert, interopérable et sécurisé, autant de qualités portées par les communs. On assiste aussi à l’émergence d’alliances internationales comme l’Alliance for Digital Public Goods (soutenue par l’ONU et plusieurs pays européens) qui vise à identifier et financer des communs numériques utiles au développement (par ex. des solutions open source pour l’éducation, la santé, l’identification numérique…). Des communs aussi universels que Wikipedia ou OpenStreetMap ont d’ailleurs été reconnus officiellement comme des biens publics numériques mondiaux par l’ONU, soulignant leur rôle sociétal crucial. L’Europe, de son côté, finance via le programme NGI (Next Generation Internet) des briques technologiques libres (outils de visio open source, messageries sécurisées, etc.) pour offrir des alternatives aux suites privatives.
  • International – Villes et collectivités innovantes : Outre Barcelone et son modèle de commun numérique (Decidim) déjà évoqué, on peut citer New York, qui a ouvert son portail open data très tôt et organisé des hackathons pour encourager les citoyens à créer des services utiles à partir de ces données (les applications ainsi créées sont souvent publiées librement). Taipei à Taïwan a expérimenté la plateforme vTaiwan pour délibérer avec les citoyens sur des projets de loi, s’appuyant sur un logiciel ouvert (Pol.is) et une démarche de collaboration massive (crowdsourcing législatif). Bologne en Italie a mis en place un règlement local sur les communs urbains qui permet aux citoyens de cogérer certains biens ou services avec la municipalité. C’est davantage du civic commons analogique, mais appuyé par des outils numériques collaboratifs. Dans les pays du Sud, l’approche communs prend aussi racine comme le système d’information sanitaire libre DHIS2 (initialement développé en Norvège) est aujourd’hui utilisé par plus de 70 pays pour suivre leurs données de santé publique, et bénéficie du soutien d’organismes internationaux. C’est un commun numérique (open source) qui est devenu l’infrastructure de facto pour les ministères de la santé de nombreux pays africains, montrant qu’une solution ouverte peut atteindre une échelle mondiale tout en restant partagée et adaptable localement.

Chaque exemple illustre une facette de la manière dont communs numériques et gouvernance publique peuvent se renforcer mutuellement. Lorsqu’une ville ou un État mise sur un commun, elle bénéficie d’une communauté globale qui améliore sans cesse l’outil ou la ressource. Réciproquement, l’engagement public apporte moyens et reconnaissance, ce qui consolide le commun.

Conclusion : vers un renouveau de l’action publique par les communs ?

De la Nouvelle Gestion Publique à la Gouvernance à l’Ère Numérique, l’administration a appris à se réinventer pour demeurer efficace et légitime dans un monde en mutation. À présent, l’irruption des communs numériques ouvre une nouvelle page de cette transformation. En s’appuyant sur les communs, la puissance publique peut puiser dans l’intelligence collective et l’innovation distribuée qui bouillonnent hors de ses murs. Elle peut gagner en ouverture démocratique, en transparence, en agilité. On voit déjà poindre les contours d’un État “plateforme” qui, plutôt que de tout faire seul, orchestre et soutient un écosystème d’acteurs variés contribuant au bien commun.

Bien sûr, la route est encore longue pour passer du statut d’observateur des communs numériques à celui de véritable partenaire. Des chantiers techniques (interopérabilité, sécurité), juridiques (licences, marchés publics), humains (formation, changement de culture) restent à mener pour faciliter cette alliance entre administrations et communs. Il faudra aussi veiller à l’inclusion : que ces nouvelles formes de gouvernance n’oublient pas en chemin une partie du public peu à l’aise avec le numérique, et qu’elles ne créent pas de nouvelles fractures. Les communs numériques doivent rester au service de tous les citoyens, et non d’une minorité technophile.

Néanmoins, les tendances semblent irréversibles. Les limites du NPM ont montré qu’une vision strictement managériale de l’État atteignait un plafond. La gouvernance numérique actuelle, si elle apporte des réponses, gagnera en pertinence en incorporant les communs pour y insuffler davantage de légitimité collective et de résilience. Comme toute innovation institutionnelle, cela prend du temps. Mais on peut imaginer qu’à horizon de quelques années, il devienne naturel qu’une politique publique intègre systématiquement une dimension communs. Ainsi, le développement d’un logiciel en open source avec la communauté concernée, ouverture des données dès le lancement d’un programme pour co-créer les solutions, implication des usagers dans l’évaluation et l’amélioration continue des services via des plateformes collaboratives.

En dernière analyse, les communs numériques offrent à la gouvernance publique une opportunité de se refonder autour de valeurs partagées :

  • coopération plutôt que compétition,
  • intérêt général plutôt que seul indicateur financier,
  • innovation ouverte plutôt que propriétaires exclusifs.

De quoi renouveler la confiance entre l’administration et les citoyens, en montrant que l’action publique n’est pas qu’une affaire de bureaucrates ou de prestataires, mais bien l’affaire de toutes et tous. L’Ère numérique pourrait ainsi marquer l’avènement d’un nouveau contrat entre l’État et la société, où le commun, au double sens de ce qui est partagé et de ce qui est collectif, retrouve sa place centrale. Une perspective stimulante pour nos démocraties, qu’il nous appartient de concrétiser.

Et si demain, au-delà de l’intégration des communs numériques existants, l’État lui-même fonctionnait en commun ? On évoque la notion d’« État plate-forme » ou d’« État commun » où les politiques publiques seraient co-construites en permanence avec l’écosystème citoyen, à l’image d’un projet open source géant. Utopie pour certains, évolution naturelle pour d’autres. Mais une chose est sûre, la collaboration étroite entre institutions et communs numériques ne fait que commencer, et elle pourrait bien redessiner en profondeur le paysage de la gouvernance publique.


Comment citer cet article :

BERGE, A. (2025). Du New Public Management à la Gouvernance à l’Ère Numérique : Quelle Place pour les Communs ?. Communs numériques. Disponible sur : https://communs-numeriques.fr/articles/npm-gouvernance-ere-numerique-communs.html