La Valeur Publique à l’Ère Numérique : Comment les Communs la Réinventent ?

À l’ère du tout-numérique, les pouvoirs publics ne peuvent plus se contenter d’évaluer leur action à l’aune de seuls indicateurs financiers ou d’efficience administrative. La notion de valeur publique émerge pour saisir ce qui fait réellement progrès pour la société. Qualité du service, impact social, équité, participation citoyenne, durabilité, transparence, autant de dimensions désormais indispensables pour juger de la performance publique. Les communs numériques, données ouvertes, logiciels libres, plateformes collaboratives…, offrent de nouveaux leviers pour concrétiser cette valeur publique multidimensionnelle. Cet article propose d’explorer comment, au-delà de la simple efficacité, l’action publique s’enrichit à l’aide des communs numériques, avec à la clé un renouvellement de la gouvernance et des politiques publiques.

Origines et redéfinition de la notion de valeur publique

La notion de valeur publique a été introduite dans les années 1990 par Mark H. Moore, professeur à Harvard, en réponse aux limites du New Public Management. Moore voyait la valeur publique comme l’équivalent, pour le secteur public, de la valeur actionnariale dans le privé. Autrement dit, le succès d’une organisation publique doit se mesurer à sa contribution effective au bien commun, au-delà de la simple exécution réglementaire ou de l’équilibre budgétaire. Cette approche stratégique invite les responsables publics à innover et à créer de la valeur pour les citoyens, tout comme une entreprise cherche à créer de la valeur pour ses actionnaires.

C’est surtout au tournant des années 2000 que la théorie de la valeur publique s’est précisée, notamment grâce aux travaux de John Benington. Celui-ci a proposé de définir la valeur publique selon une double perspective indissociable :

Double définition de la valeur publique : Selon Benington, la valeur publique se comprend d’une part comme « ce que le public valorise », et d’autre part comme « ce qui ajoute de la valeur à la sphère publique ».

En d’autres termes, il s’agit à la fois de répondre aux attentes des citoyens (ce qu’ils estiment précieux, par exemple la satisfaction à l’égard d’un service) et de renforcer le bien commun collectif (ce qui améliore la société dans son ensemble, y compris sur le long terme). Benington souligne que ces deux facettes peuvent entrer en tension, mais qu’il est nécessaire de les lier pour donner tout son sens à la notion de valeur publique. On voit ainsi se dessiner une conception beaucoup plus large de la performance publique : il ne s’agit plus seulement de délivrer un service au moindre coût, il s’agit de produire de la valeur au sens sociétal, ce qui requiert de prendre en compte des critères qualitatifs, démocratiques et de durabilité souvent mis de côté par les approches purement économico-financières.

Cette redéfinition répond à une prise de conscience des limites des anciens modèles. Pendant des décennies, l’administration publique a été jugée principalement sur la réalisation des objectifs politiques fixés, l’application des règles et la gestion budgétaire. La « performance » était souvent synonyme de productivité ou d’efficience interne. Or, comme le notent Cordella et Paletti, l’efficacité administrative ne garantit pas à elle seule la valeur publique. Celle-ci intègre des attentes citoyennes variées et parfois contradictoires, ce qui rend sa poursuite bien plus complexe. Par exemple, un service public peut atteindre ses objectifs quantitatifs (rapidité de traitement, volume de dossiers traités) tout en laissant insatisfaites des attentes qualitatives essentielles (accueil humain, équité d’accès, impact réel sur le terrain). La valeur publique vise précisément à englober ces différentes dimensions du succès de l’action publique.

Les dimensions multiples de la valeur publique

Par nature, la valeur publique est multidimensionnelle. Plusieurs dimensions complémentaires permettent d’en appréhender toute la richesse :

  • Qualité du service rendu : niveau de satisfaction des usagers, fiabilité et accessibilité du service public, adéquation aux besoins. Un service public de qualité signifie par exemple un accueil courtois, des délais raisonnables, une information claire et un service effectivement utile pour la vie du citoyen.
  • Résultats sociétaux (impact collectif) : contribution aux grands objectifs de société et au bien-être général. Il s’agit d’évaluer dans quelle mesure l’action publique améliore concrètement la société (diminution de la criminalité, amélioration des niveaux d’éducation ou de santé, protection de l’environnement, etc.), au-delà de la simple délivrance du service individuel.
  • Équité et justice sociale : répartition juste des ressources et des services, traitement non-discriminatoire et réduction des inégalités. Une politique publique crée de la valeur si elle bénéficie à tous les groupes de population de manière équitable, en évitant que certains publics vulnérables ne soient laissés de côté. L’équité concerne aussi l’égalité d’accès (par exemple accès numérique pour les zones reculées ou les personnes âgées).
  • Participation démocratique et légitimité : implication des citoyens dans les décisions, transparence de l’action publique et confiance envers les institutions. Une administration qui favorise la participation citoyenne (consultations, budgets participatifs, co-construction de projets) génère de la valeur en renforçant la démocratie et en assurant que les services correspondent à ce que le public valorise. Bryson et ses collègues soulignent d’ailleurs l’importance accrue des valeurs démocratiques dans les nouveaux modèles de gestion publique, au-delà de la seule efficacité.
  • Durabilité (soutenabilité) : prise en compte du long terme, des impacts environnementaux et de la capacité à maintenir le service dans la durée. Par exemple, une politique de transport public qui réduit les émissions de CO₂ ou un projet numérique éco-responsable apportent une valeur publique durable. De même, la stabilité financière et institutionnelle d’un programme public entre en ligne de compte : un projet innovant n’a de valeur que s’il peut être maintenu et évoluer sur le long terme.
  • Transparence et redevabilité : ouverture des données et des décisions, capacité pour le public de comprendre et contrôler l’action publique. La transparence contribue à la valeur publique en améliorant l’accountability (les décideurs rendent des comptes) et en renforçant la confiance du public. Par exemple, la publication en open data des résultats d’une politique ou des dépenses publiques permet aux citoyens et aux observateurs d’évaluer l’efficacité et l’intégrité de l’action menée. Cette transparence va de pair avec un devoir de redevabilité : être transparent, c’est aussi accepter la critique et ajuster son action en conséquence.

Aucune de ces dimensions, à elle seule, ne suffit à définir la valeur publique. C’est dans l’équilibre entre elles, parfois dans la conciliation de leurs tensions, que la valeur émerge. Une amélioration de la qualité de service n’a de réelle valeur publique que si elle s’accompagne d’équité et de légitimité démocratique, par exemple. La gestion publique moderne doit donc arbitrer en permanence entre plusieurs impératifs (efficacité contre équité, rapidité contre participation, innovation contre durabilité, etc.) afin de maximiser la valeur globale créée pour la société.

Gouverner la création de valeur publique à l’ère du numérique

Réinventer la valeur publique implique également de repenser la gouvernance. Dans un monde de plus en plus interconnecté et complexe, aucun acteur unique (ministère, agence ou entreprise) ne peut à lui seul résoudre les problèmes publics ou produire toutes les valeurs recherchées. C’est ce constat qui a fait émerger ce que Bryson et al. appellent la Public Value Governance, un modèle de gouvernance collaborative où plusieurs acteurs contribuent ensemble à créer de la valeur publique. L’État y conserve un rôle particulier, celui de garant des valeurs publiques (par exemple garantir l’équité, les droits fondamentaux, l’intérêt général), mais il n’est plus l’unique producteur de services : citoyens, associations, entreprises, collectivités territoriales, communautés en ligne, tous sont invités à devenir des co-créateurs de valeur et des solveurs de problèmes publics aux côtés des pouvoirs publics.

Cette gouvernance par la valeur publique se caractérise par davantage de réseaux, de partenariats et de plateformes ouvertes. Elle dépasse les modèles hiérarchiques traditionnels ou la simple sous-traitance au privé : il s’agit plutôt d’orchestrer un écosystème d’acteurs autour d’objectifs partagés. On parle parfois de l’évolution du e-government vers le we-government, un gouvernement du « nous » où l’administration agit en catalyseur des énergies collectives plutôt qu’en prestataire unique.

L’État plateforme s’inscrit dans cette dynamique. Popularisé par Tim O’Reilly et mis en œuvre dans plusieurs pays pionniers, le concept de Gouvernement comme plateforme (Government as a Platform) signifie que l’État fournit des infrastructures numériques partagées (API, données ouvertes, services d’identité numérique, standards techniques, etc.) sur lesquelles d’autres, entreprises, startups, citoyens, collectivités, peuvent bâtir des services innovants. En se positionnant comme plateforme, le gouvernement crée les conditions d’un écosystème où les talents externes sont mis à contribution pour mieux servir l’intérêt général. Par exemple, la mise à disposition d’open data et d’API publiques a permis l’émergence d’applications mobiles citoyennes (info trafic, alertes météo, services de voisinage…) développées par des tiers, améliorant la qualité et la diversité des services sans que l’administration n’ait à tout concevoir elle-même.

“État plateforme” et valeur publique : « La configuration plateforme permet au secteur public de mieux orienter et contrôler la valeur que ces services délivrent à la société. Cette approche encourage l’émergence de services innovants fournis par des tiers et aide à répondre aux attentes sociales, générant ainsi de la valeur publique. »

Bien orchestré, ce modèle présente un double avantage : il accroît la capacité d’innovation en mobilisant des ressources externes, tout en permettant à l’État de garder le cap sur l’intérêt général en fixant les règles du jeu (normes, réglementation, objectifs publics). En France, cette philosophie inspire par exemple la plateforme « Etat Hub » ou les projets d’API-gouvernement qui fournissent un accès standardisé à des données et services publics pour que les développeurs les intègrent dans de nouvelles solutions. De même, la mise en open source de certains logiciels publics ou la publication de codes sources administratifs s’inscrivent dans cette logique d’ouverture.

Cependant, cette nouvelle gouvernance requiert des compétences d’orchestration. Le secteur public doit apprendre à animer des communautés, négocier avec des acteurs variés et garantir les valeurs publiques au sein d’écosystèmes où il partage le contrôle. Par exemple, coordonner une plateforme de covoiturage public implique de travailler avec des usagers, des opérateurs privés, des collectivités, en veillant à la sécurité, à l’accessibilité pour tous et au respect des objectifs environnementaux. Sans pilotage adéquat, la création de valeur publique via ces plateformes n’est pas automatique : Cordella et Paletti notent que si l’État plateforme n’est « pas correctement orchestré », il risque de ne pas délivrer les bénéfices attendus en termes de valeur publique. D’où l’importance d’une gouvernance claire, de règles partagées et d’une évaluation continue des résultats obtenus.

Des communs numériques au service d’une valeur publique renouvelée

Les communs numériques, c’est-à-dire les ressources informationnelles, logicielles ou data partagées et gouvernées collectivement, occupent une place de choix parmi les leviers de création de valeur publique à l’ère numérique. Par leur nature ouverte et collaborative, ils cochent en effet de nombreuses cases des dimensions évoquées plus haut. Tour d’horizon de quelques exemples concrets, en France et à l’international, illustrant comment les communs numériques peuvent renforcer la valeur publique.

Commun numérique : « Un commun numérique est une communauté de producteurs et d’utilisateurs gérant une ressource numérique en vue de son enrichissement dans le temps à travers des règles de gouvernance élaborées conjointement et afin de protéger le libre accès face aux tentatives d’appropriation exclusive. »

Open data : transparence, innovation et résultats sociétaux

L’ouverture des données publiques (open data) est sans doute le commun numérique le plus emblématique de la dernière décennie. En publiant en ligne des données librement réutilisables, budget de l’État, qualité de l’air, statistiques éducatives, horaires des transports, etc., les administrations créent une ressource partagée qui peut être exploitée tant en interne que par des acteurs externes pour générer de nouvelles valeurs.

Du point de vue de la transparence, l’open data a un impact immédiat : il rend l’action publique plus lisible et compréhensible. Par exemple, le portail data.gouv.fr permet à n’importe quel citoyen ou chercheur d’accéder aux dépenses de l’État, aux subventions versées, ou aux indicateurs de performance des services publics. Cette ouverture accroît la redevabilité des décideurs et alimente le débat public de faits vérifiables, renforçant in fine la confiance du public . De plus, la disponibilité des données publiques favorise le contrôle citoyen : des ONG ou des médias peuvent analyser ces données et révéler des anomalies (marchés publics douteux, inégalités territoriales de dotations, etc.), incitant l’administration à corriger d’éventuels manquements.

Sur le plan de l’innovation et des résultats sociétaux, les données ouvertes constituent un terreau fertile. Réutilisées par des développeurs, des start-ups, des collectivités ou des simples citoyens, elles donnent naissance à des services inédits répondant à des besoins concrets. On peut citer par exemple les applications de mobilité (type Citymapper ou ViaNavigo) qui combinent horaires de transports ouverts et données de trafic en temps réel pour proposer aux usagers le chemin optimal. De même, des jeux de données ouverts sur la santé ou l’éducation ont été exploités pour créer des cartographies d’accès aux soins, des comparateurs de performances des hôpitaux ou des écoles, ou encore des outils prédictifs pour anticiper des épidémies. Chaque fois, la valeur publique se manifeste : amélioration de la qualité du service (ex. meilleure information de l’usager), résultat sociétal positif (ex. meilleure santé publique grâce à la prévention) et parfois gains d’efficacité (ex. désengorgement du trafic via une application de covoiturage).

Au-delà des anecdotes, l’impact potentiel de l’open data est considérable. Une étude récente en Australie a estimé que les innovations permises par les données ouvertes pourraient générer jusqu’à 16 milliards de dollars par an de bénéfices économiques et sociaux pour l’économie australienne. Bien entendu, ces retombées ne sont pas automatiques : c’est dans l’usage des données que réside la valeur, non dans leur simple mise en ligne. Cela suppose d’accompagner les réutilisateurs, de promouvoir une culture de la donnée et de garantir la qualité des jeux publiés. Quoi qu’il en soit, l’open data montre comment un commun numérique, en l’occurrence la donnée publique partagée, peut toucher à presque toutes les dimensions de la valeur publique : transparence (données ouvertes en accès libre), participation (citoyens engagés exploitant les données), innovation et résultats (nouvelles solutions d’intérêt général), efficacité (services optimisés) voire équité (meilleure information pour tous).

Logiciels libres et infrastructures partagées : efficience, qualité et autonomie

Le logiciel libre, c’est-à-dire les logiciels dont le code source est ouvert et pouvant être librement utilisé, modifié et redistribué, est un autre pilier des communs numériques capable de renforcer la valeur publique. En adoptant ou en co-développant des logiciels libres, les administrations publiques gagnent non seulement en indépendance vis-à-vis des fournisseurs privés, mais aussi en efficience financière, en transparence et en qualité de service.

Un exemple marquant est celui de la Gendarmerie nationale française. Dès les années 2000, la Gendarmerie a fait le choix progressif des solutions libres : suite bureautique OpenOffice, navigateur Firefox, puis système d’exploitation Linux/Ubuntu sur des milliers de postes informatiques. Les résultats furent éloquents : la migration vers Linux et les logiciels libres a permis de réduire de 40 % les coûts d’exploitation informatique de l’institution. En évitant le paiement de licences logicielles propriétaires et en mutualisant les développements, la Gendarmerie a réalisé des économies substantielles, tout en constatant une amélioration de la fiabilité (moins de pannes et de besoins d’assistance technique). Cette économie de coûts illustre que l’efficience budgétaire, une dimension classique de performance, peut aller de pair avec la valeur publique dès lors qu’on s’appuie sur un commun numérique. L’argent ainsi économisé peut être réalloué à des missions de terrain bénéficiant directement à la société, créant un cercle vertueux.

Au-delà des coûts, utiliser des logiciels libres apporte d’autres garanties alignées avec la valeur publique. D’une part, le code ouvert rime avec transparence : il est auditable par quiconque, ce qui renforce la confiance et la sécurité. Par exemple, un algorithme open source utilisé par l’administration (pour attribuer une bourse ou pour gérer une liste d’attente médicale) pourra être inspecté par des experts indépendants, évitant les biais cachés et assurant une plus grande redevabilité des décisions. D’autre part, la dimension communautaire du libre favorise l’entraide et l’amélioration continue du service. Plusieurs collectivités ou agences publiques peuvent se regrouper pour co-développer une application libre répondant à un besoin commun (gestion de bibliothèque, portail citoyen, système d’information géographique). Chacune bénéficie ainsi des améliorations apportées par les autres, réduisant les doublons et améliorant la qualité globale du logiciel au fil du temps. C’est le cas par exemple du logiciel open source OpenEMS (gestion des urgences médicales) ou de la plateforme Decidim (participation citoyenne) initialement développée à Barcelone et désormais utilisée, enrichie et adaptée par des dizaines de villes à travers le monde (dont certaines en France). On retrouve ici l’idée d’infrastructure partagée : le commun numérique (en l’occurrence un logiciel) sert de socle commun sur lequel bâtir des services publics locaux de meilleure qualité, tout en évitant que chacun réinvente la roue séparément.

Enfin, le recours aux logiciels et infrastructures libres s’inscrit aussi dans une logique de durabilité et de souveraineté. Un logiciel libre ne disparaîtra pas si l’entreprise qui le maintient fait faillite : sa communauté peut prendre le relais, garantissant la pérennité de l’outil. De plus, l’État maîtrise mieux ses outils stratégiques (par exemple une messagerie sécurisée gouvernementale basée sur des composants libres) et peut adapter le logiciel à l’évolution de ses besoins sans contraintes contractuelles. Cette autonomie technologique renforce la capacité de l’administration à servir le public sur le long terme, sans dépendance excessive à des intérêts privés, ce qui, en soi, ajoute de la valeur publique du point de vue de l’intérêt général.

Plateformes collaboratives : vers une démocratie augmentée par les communs

Les communs numériques ne se limitent pas aux données et aux logiciels : ce sont aussi des plateformes collaboratives qui permettent la co-production du bien commun avec les citoyens. À l’interface de la technologie et du social, ces plateformes offrent de nouveaux canaux de participation et d’action collective, renouvelant la manière dont la valeur publique est produite.

Un exemple emblématique est celui d’OpenStreetMap (OSM), le “Wikipedia des cartes”. Il s’agit d’une carte du monde construite par des milliers de bénévoles, sous licence ouverte. En France, l’administration a su reconnaître la valeur de ce commun numérique : en 2015, l’État a signé un partenariat avec la communauté OSM et divers acteurs pour lancer la Base Adresse Nationale (BAN). La BAN compile l’ensemble des adresses du territoire français et leurs coordonnées géographiques, et est gérée suivant le modèle d’un commun numérique. Concrètement, l’État fournit des données officielles (ex : registre cadastral), OSM apporte ses contributions issues du terrain, et l’ensemble est consolidé dans une base ouverte accessible à tous. Ce projet collaboratif a eu plusieurs retombées positives : amélioration de la qualité du service (des adresses plus à jour, utiles aussi bien aux secours qu’aux livreurs ou aux citoyens), économie pour la puissance publique (plutôt que de payer un fournisseur privé pour une base d’adresses, l’État co-construit une solution pérenne), et transparence (les données d’adresses sont en libre accès, consultables et vérifiables par tout un chacun). Ce cas illustre comment un commun numérique mobilisant une communauté de bénévoles peut renforcer une infrastructure publique critique. Il montre aussi un changement de posture de l’administration : collaborer avec une communauté ouverte, c’est accepter que la valeur soit co-produite et non contrôlée exclusivement en interne, pour in fine un résultat gagnant-gagnant en termes d’intérêt général.

Dans le domaine de la participation démocratique, on voit également fleurir des plateformes numériques open source qui deviennent de véritables communs civiques. Par exemple, la plateforme Decidim (initialement développée à Barcelone, comme mentionné) permet d’organiser des consultations citoyennes, des budgets participatifs ou des boîtes à idées en ligne, dans une démarche transparente et participative. Le code étant ouvert, de nombreuses villes l’ont adapté à leurs besoins : Helsinki pour son budget participatif, Paris pour des consultations thématiques, Mexico pour sa planification urbaine, etc. En France, des plateformes comme Paris Budget Participatif ou opensourcepolitics (basée sur Decidim) ont été utilisées pour allouer des portions du budget municipal selon les propositions et votes des habitants. Ces initiatives apportent une valeur publique sur plusieurs plans : elles améliorent la qualité des décisions (des projets mieux ancrés dans les besoins réels), renforcent la légitimité des actions publiques (puisque co-décidées avec les citoyens), et rendent l’administration plus transparente (chaque proposition, vote et suivi de projet étant visible en ligne). De plus, en tant que communs numériques, ces plateformes appartiennent à tout le monde et à personne : aucune entreprise ne peut en confisquer l’usage ou imposer ses conditions, ce qui garantit leur ouverture et leur adaptation continue par la communauté d’utilisateurs.

D’autres communs numériques participatifs incluent par exemple FixMyStreet (outil ouvert où les citoyens signalent les problèmes de voirie, utilisé dans de nombreuses villes du monde), ou encore les projets de science participative où des données d’intérêt public sont collectées par les citoyens (mesures de pollution, observation de la biodiversité via des plateformes comme iNaturalist, etc.). Dans tous ces cas, les citoyens ne sont plus de simples clients des services publics, ils deviennent des contributeurs actifs à la valeur publique, en alertant sur les dysfonctionnements, en proposant des solutions, en fournissant des données ou du contenu utile à la collectivité. Ce faisant, la participation démocratique et la cohésion sociale s’en trouvent accrues, des valeurs en soi pour le secteur public.

Synthèse de quelques usages des communs numériques

  • Transparence et data journalisme : Au Royaume-Uni, la mise à disposition des données de dépenses publiques (Government Spending) a permis à des journalistes et ONG de créer des sites de suivi des finances de l’État, détectant par exemple des dépenses injustifiées, et forçant ainsi une meilleure utilisation des deniers publics, un bon exemple de l’open data au service de la redevabilité.
  • Communauté open source d’urgence : Lors du séisme en Haïti (2010), des milliers de volontaires ont utilisé OpenStreetMap pour cartographier les zones sinistrées en quelques jours, fournissant aux secours une information à jour plus rapidement que les agences officielles. La valeur publique (sauver des vies, coordonner l’aide) a été co-produite par un commun numérique mondial.
  • Logiciel libre dans l’éducation : La région Île-de-France a déployé à grande échelle le système d’exploitation libre EduLinux et des suites pédagogiques libres dans les lycées, économisant des millions d’euros en licences tout en offrant aux élèves et professeurs des outils pérennes et personnalisables. Au-delà de l’économie, cette initiative favorise l’égalité (tous les établissements ont accès aux mêmes outils sans surcoût) et la montée en compétence numérique des élèves sur des logiciels ouverts.
  • Infrastructures partagées européennes : Des programmes comme GAIA-X en Europe promeuvent la création de cloud publics basés sur des standards ouverts et mutualisés entre pays et entreprises, afin de garantir la souveraineté des données. Ces infrastructures communes visent une valeur publique en termes de protection des données des citoyens, de compétitivité et d’indépendance technologique du continent, tout en évitant la fragmentation des efforts nationaux.

(Ces cas illustrent comment, dans des contextes variés, la mise en commun de ressources numériques permet d’atteindre des objectifs d’intérêt général qu’aucun acteur isolé n’aurait pu accomplir aussi efficacement.)

Limites et défis : mesurer, arbitrer, réguler

Si les communs numériques et la notion de valeur publique ouvrent de nouvelles perspectives enthousiasmantes, ils s’accompagnent aussi de défis qu’il ne faut pas sous-estimer.

Premièrement, la complexité de la mesure. Évaluer la “valeur publique” créée reste une tâche ardue. Contrairement à un bénéfice financier aisément chiffrable, de nombreuses composantes de la valeur publique sont qualitatives, diffuses ou ne se révéleront qu’à long terme. Comment mesurer rigoureusement des éléments comme la confiance citoyenne, la cohésion sociale ou la qualité démocratique d’un processus ? Les indicateurs traditionnels (coût par dossier traité, etc.) n’y suffisent pas. Des approches nouvelles apparaissent, par exemple des public value scorecards ou des évaluations multicritères, mais aucune méthode ne fait l’unanimité. Le risque est soit de retomber dans une évaluation biaisée (en privilégiant ce qui se mesure facilement, on pourrait redonner trop de poids à l’efficience économique), soit de renoncer à mesurer et donc à piloter effectivement ces objectifs de valeur publique. Un équilibre doit être trouvé entre quantitatif et qualitatif, et il faut accepter une part de jugement collectif pour apprécier la valeur publique (via des délibérations, des feedback citoyens, etc.). La recherche académique continue d’explorer ce terrain, comme en témoignent les travaux empiriques récents (e.g. Benmohamed et al., 2024) qui tentent de modéliser la création de valeur via les données ouvertes. Mais le défi demeure d’actualité.

Deuxièmement, les tensions entre dimensions de la valeur publique. Poursuivre simultanément la qualité de service, l’équité, la participation, la durabilité, etc., engendre fatalement des arbitrages. Il arrive que deux dimensions de la valeur publique s’opposent à court terme : par exemple, maximiser l’efficacité et la rapidité d’un service en ligne peut entrer en conflit avec l’accessibilité pour tous (si le service numérique n’est pas adapté aux non-connectés, on gagne en efficacité mais on perd en équité). De même, la transparence absolue pourrait compromettre la sécurité ou la vie privée (ouvrir toutes les données publiques sans discernement poserait problème pour les données personnelles sensibles). Les communs numériques eux-mêmes doivent composer avec ces arbitrages : un commun trop ouvert risque l’appropriation commerciale abusive, un commun trop fermé perd son potentiel d’innovation. La gouvernance par la valeur publique implique donc de négocier ces tensions en permanence, par la concertation et l’expérimentation. Par exemple, une ville qui ouvre ses données doit mettre en place en parallèle des garde-fous éthiques (charte de déontologie pour prévenir les usages contraires à l’intérêt général) et des dispositifs d’inclusion numérique pour que tous puissent bénéficier des nouveaux services. L’approche par les communs invite à reconnaître explicitement ces arbitrages, puisque l’on met autour de la table l’ensemble des parties prenantes qui peuvent exprimer des valeurs différentes. Il faut parfois trouver des compromis ou des solutions créatives pour concilier des objectifs a priori divergents (par ex., concilier innovation technique et sobriété numérique, ou participation élargie et efficacité décisionnelle).

Enfin, les ambivalences du numérique. Si le numérique offre des outils puissants pour créer de la valeur publique, il comporte aussi son lot de risques et d’effets pervers. Les communs numériques n’échappent pas à cette ambivalence. D’un côté, ils incarnent une vision positive d’Internet comme espace collaboratif d’émancipation et de partage. De l’autre, ils évoluent dans un environnement technologique souvent dominé par de grands acteurs privés et soumis à des logiques marchandes ou de surveillance qui peuvent contrecarrer l’intérêt général. Par exemple, une plateforme collaborative citoyenne peut être détournée par des groupes extrémistes pour diffuser de la désinformation, sapant la valeur publique au lieu de la servir. Un commun logiciel peut être récupéré par une entreprise qui en fera une version propriétaire, privant la collectivité de ses améliorations (d’où l’importance de licences robustes). De plus, le numérique peut créer de nouvelles dépendances techniques : si une administration mise tout sur un commun numérique sans prévoir de solution de secours, elle s’expose à des vulnérabilités (cybersécurité, maintenance du commun si la communauté s’étiole, etc.). Il y a aussi le risque de la fracture numérique : des outils participatifs en ligne créent de la valeur seulement pour ceux qui peuvent s’y connecter, risquant d’aggraver l’exclusion des autres. Enfin, n’oublions pas que le numérique a un impact écologique tangible (consommation énergétique des serveurs, minerais pour les appareils, etc.) : l’essor des communs numériques doit donc intégrer la dimension de durabilité environnementale pour que la valeur créée ne soit pas annulée par ailleurs.

Face à ces limites, la réponse réside dans une approche lucide et équilibrée. Il s’agit de gérer activement les communs numériques (et non de les idealiser naïvement) : par exemple, mettre en place des indicateurs de santé d’un commun (nombre de contributeurs actifs, qualité des contributions…), des politiques de soutien (financements publics aux projets open source critiques, accompagnement des citoyens aux usages numériques), et un cadre juridique adapté (reconnaissance légale des communs, régulations imposant l’ouverture de certaines données d’intérêt public, etc.). La puissance publique a un rôle à jouer pour sécuriser et pérenniser ces communs, tout en respectant leur nature bottom-up. En parallèle, il est nécessaire de continuer à innover dans les méthodes d’évaluation de la valeur publique afin de mieux arbitrer les tensions en connaissance de cause.

Conclusion : Vers des politiques publiques pro-communs pour maximiser la valeur publique

À l’heure où la transformation numérique rebat les cartes, la notion de valeur publique renouvelée apparaît comme un phare guidant l’action collective. Elle nous rappelle que la finalité de l’administration n’est pas de “faire tourner la machine” pour elle-même, mais bien de produire du bien-être, de la confiance et du sens pour la société. Les communs numériques se révèlent être de formidables alliés dans cette quête : en libérant les données, en partageant les codes, en impliquant les citoyens via des plateformes ouvertes, ils offrent des moyens concrets de réaliser des objectifs qui, hier, semblaient abstraits ou inaccessibles. Transparence, participation, équité, innovation, durabilité, toutes ces dimensions de la valeur publique peuvent trouver un terrain fertile grâce aux communs numériques, à condition de savoir les cultiver.

Pour les décideurs publics et les professionnels du numérique, l’enjeu est désormais de mettre en place des politiques propices aux communs. Concrètement, cela passe par plusieurs orientations : intégrer systématiquement l’ouverture (des données, des logiciels) dans les projets publics, soutenir les communautés (par des financements, des reconnaissances institutionnelles, des partenariats) qui développent des communs utiles à l’intérêt général, former les agents publics à travailler avec ces écosystèmes ouverts, et adapter les cadres juridiques pour sécuriser le partage (par exemple en généralisant les licences libres ou en facilitant la contribution des fonctionnaires à des projets open source). Il s’agit également de réviser les critères d’évaluation du succès des politiques publiques : plutôt que de se focaliser sur des indicateurs internes de moyens ou de productivité, élargir la focale vers des indicateurs de valeur publique co-construits avec la société civile (niveau de confiance, bien-être perçu, impact environnemental, etc.).

Enfin, maximiser la valeur publique via les communs numériques requiert une vision courageuse et collaborative. Courageuse, car il faut parfois bousculer des rentes établies ou affronter l’incertitude inhérente à l’innovation ouverte (accepter de “lâcher prise” pour gagner en impact collectif). Collaborative, car aucune institution ne peut réussir seule : la puissance publique doit agir main dans la main avec les citoyens, les entrepreneurs sociaux, les chercheurs, les communautés en ligne, pour inventer ensemble les solutions de demain. En retour, ces acteurs non-étatiques gagneront à reconnaître la légitimité et l’expertise de l’État dans la définition de l’intérêt général et l’arbitrage des valeurs à poursuivre.

En redéfinissant la performance publique par la valeur qu’elle crée pour la société, et en s’appuyant sur les communs numériques comme outils et comme modèles, nous avons l’opportunité de transformer en profondeur la façon dont nos sociétés répondent à leurs défis. Il ne s’agit plus simplement de « faire mieux avec moins », mais de faire autrement et ensemble. La valeur publique à l’ère numérique se co-construit, se partage et se régénère en permanence, à l’image d’un commun vivant. Aux lecteurs, qu’ils soient décideurs, professionnels ou citoyens engagés, de s’emparer à leur tour de ces idées et de contribuer, chacun à leur place, à bâtir ces nouveaux communs du futur. C’est ainsi que les principes exposés ici cesseront d’être de beaux concepts pour devenir une réalité tangible, où le numérique rime avec progrès public et bien commun.

Bibliographie et sources

  • Barry Bozeman : « From Private Choice to Public Value », Public Administration Review 62(2), 2002.
  • Nesrine Benmohamed, Frédéric Adam, Valérie Fernandez et al. : « Public Value Creation through the Use of Open Government Data », Government Information Quarterly 41(1), 2024.
  • John Benington & Mark H. Moore (dir.) : Public Value : Theory and Practice, Palgrave Macmillan, 2011.
  • John M. Bryson, Barbara C. Crosby, Laura Bloomberg : « Public Value Governance : Moving Beyond Traditional Public Administration and the New Public Management », Public Administration Review 74(4), 2014.
  • Andrea Cordella & Anna Paletti : « Government as a Platform, Orchestration, and Public Value Creation : The Italian Case », Government Information Quarterly 36(4), 2019 ; texte intégral disponible sur eprints.lse.ac.uk.
  • Mark H. Moore : Creating Public Value : Strategic Management in Government, Harvard University Press, 1995.
  • Université Laval – Chaire Administration publique à l’ère numérique : « Les communs numériques pour transformer la frontière entre l’État et les citoyens », 2023, administration-numerique.chaire.ulaval.ca.
  • Tom’s Hardware : « Linux fait faire 40 % d’économies à la Gendarmerie », 2017, tomshardware.fr.
  • Article Wikipédia : « Public value », https://en.wikipedia.org/wiki/Public_value.
  • Document Scribd : « Public Value Creation : E-Government, Innovation and Public Sector Performance », scribd.com.

Comment citer cet article :

BERGE, A. (2025). La Valeur Publique à l’Ère Numérique : Comment les Communs la Réinventent ?. Communs numériques. Disponible sur : https://communs-numeriques.fr/articles/valeur-publique-ere-numerique-communs